R. Christin : une certaine vision du tourisme

Parmi les sociologues qui s’intéressent aux vacances, Rodolphe Christin est un cas à part.

Auteur du « Manuel de l’antitourisme » et de « La vraie vie est ici Voyager encore ? », il tire à boulets rouges sur une industrie dévastatrice. D’où l’envie de lui donner la parole, pour analyser une période touristique hors normes.

  • Charlie Hebdo : Vous n’avez pas l’air d’aimer énormément le tourisme. En cela, vous vous démarquez beaucoup d’autres sociologues présents dans les médias…

Rodolphe Christin : J’estime que le tourisme est depuis longtemps une industrie toxique. J’essaie de l’analyser et de le démontrer. Pour certains, je passe pour quelqu’un qui développe une théo­rie partisane, mais beaucoup de sociologues du tourisme qui se disent objectifs font en fait l’éloge de l’industrie touristique. Pendant des décennies, le tourisme a bénéficié d’un consensus irritant : c’était à la fois la lutte contre la pauvreté, la paix dans le monde, le développement économique, la protection de la nature… Depuis quelques années, les choses bougent un peu. Récemment, on a assisté à des phénomènes de contestation du « surtourisme », avec les manifestations d’habitants de grandes villes européennes, comme Barcelone, Venise, Dubrovnik, dont certains quartiers sont littéralement asphyxiés par le tourisme. Et puis, bien sûr, le confinement mondial dû au Covid-19 a mis à terre (en quelques jours seulement) ce secteur économique. […]

  • On a pu croire que, après le confinement, l’industrie du tourisme ne se relèverait pas cette année. Et puis non. L’Organisation mondiale du tourisme (OMT) parle même de «redémarrage, d’espoir et d’opportunité». La bête est difficile à tuer, n’est-ce pas?

Personne ne connaît l’avenir, et il est dans la fonction de l’OMT d’être optimiste ! La pandémie ne va pas faire disparaître le tourisme, qui est un avatar du capitalisme. Mais ce qui peut contrecarrer son développement, c’est une raison malheureuse : l’appauvrissement d’une partie de la population à la suite de la crise économique qui va succéder à la pandémie. Il est utile de rappeler que le tourisme est un sport de riches. Pour le pratiquer, il faut avoir un excédent budgétaire, c’est-à-dire une part de revenus consacrée à des activités de loisirs. […]

  • Nous voilà dans une position ambivalente : on aimerait se féliciter de la fin de cette industrie toxique. Mais les raisons qui lui font mettre un genou à terre ne sont pas réjouissantes…

Cela fait des années que j’alerte sur la vulnérabilité du secteur touristique. Bien sûr, lorsque les prévisions de l’OMT étaient au beau fixe, avec des taux de croissance de cette industrie de plus de 5 % par an, tout le monde rigolait. Mais aujourd’hui, c’est la tragédie. Des territoires désindustrialisés ont tout misé sur le tourisme de masse. Quelle que soit la couleur politique des décideurs, les régions développent des stratégies identiques : toujours plus de visiteurs, toujours plus d’aménagements.

Il y a un tel consen­sus sur la nécessité de développer l’industrie touristique qu’aucune solution de remplacement n’a été imaginée. Si bien que, quand un virus bloque la circulation internationale, c’est la catastrophe. […]

  • Vous notez que la crise sanitaire aurait dû logiquement nous faire réfléchir sur les besoins essentiels. Fondamentalement, a-t-on besoin de «faire du tourisme»?

Je pense que non. Ressentir le besoin de «faire du tourisme» est le symptôme d’un mal de vivre existentiel. Le désir d’ailleurs, c’est une thérapeutique sociale qui permet de tenir le coup. Le tourisme permet de s’injecter un peu de détente, d’évasion quelques semaines pour oublier le monde dans lequel on vit. C’est une industrie de la consolation.

  • Les formes différentes de tourisme, vous n’y croyez pas non plus?

Toutes les formes de tourisme s’ajoutent les unes aux autres et contribuent à sa massification. […] Le tourisme alternatif fait partie d’une logique commerciale. Des consommateurs veulent être des « consomm’acteurs » ?

Pas de souci, l’industrie touristique s’adapte à la demande, et un nouveau segment commercial s’ajoute aux autres. Finalement, cela contribue à renforcer l’emprise du tourisme partout. Plus un prestataire cherche des sociétés préservées pour aller « à la rencontre de », plus il contribue à répandre le tourisme. […]

  • Sommes-nous condamnés au tourisme?

Tout nous pousse à ça. Nous sommes imprégnés d’injonctions au voyage. Vous allumez votre ordinateur, et la première image qui apparaît est celle d’un lieu du bout du monde qui donne envie d’y aller. Tant qu’on vivra dans cette société capitaliste de la consommation sans limites; on sera condamnés à être des touristes. […]


Extraits de propos recueillis par Natacha Devanda. Charlie hebdo. 15/07/2020


3 réflexions sur “R. Christin : une certaine vision du tourisme

  1. Sigmund Van Roll 17/07/2020 / 12h09

    J’admets que le tourisme de masse peut faire de très gros ravages en ce qui concerne les beautés que la nature nous offre , mais malheureusement, il y a beaucoup de gens qui ne respectent pas l’environnement en jetant tout détritus par ci par là et le résultat est plutôt désolant et révoltant .

  2. gerardleplessis 17/07/2020 / 12h29

    Bonjour Michel
    je suis actuellement en Corse du sud. Le tourisme y a reculé fortement ( de 40 à 50% selon certaines estimations) alors qu’il représente une part très importante de l’économie de l’île.
    Par contre, on se bouscule en Bretagne où le Covid connaît une progression significative ….
    Bonne journée
    Gérard

  3. tatchou92 17/07/2020 / 17h06

    C’est vrai qu’avec le développement des Comités d’Entreprises, les ouvriers et classes moyennes ont pu voyager, utiliser l’avion, voler d’un continent à l’autre, partir d’une région à l’autre en France dans des villages vacances de qualité, j’en ai profité.
    Les Chantiers navals de Saint Nazaire ont connu un beau regain d’activité avec la construction de supers palaces géants des mers, qu’on voit à l’oeuvre à Venise.. et qui ont payé cher la pandémie, un super-géant étant bloqué en mer, aucun port ne voulant l’accueillir, ni débarquer les malades, les personnes décédées. ..
    Un autre paquebot, d’une autre compagnie, sur lequel se trouvait une vingtaine de mes ex collègues croisait dans les Antilles… une 1ère escale réussie, mais Covid à bord, amené par des touristes étrangers…3 décès parmi eux. Résultat : tous confinés dans les chambres, certaines avec balcons, d’autres pas malheureusement, une grande partie de mes amis rentrés malades, demande de dédommagement en cours…
    Ici, on voit la grimace des hôteliers, restaurateurs qui pleurent les Américains, Chinois, idem pour les théâtres, salles de spectacles, sports et les saisonniers chôment,… Au total, je partage l’analyse de Charlie.

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