Pour une ville commune à tous les vivants.

La vision de Jacques Ferrier, architecte et urbaniste. La crise a révélé que la ville au quotidien est désormais un univers technologique qui impose son rythme, cadence notre temps et détermine notre espace.


Pour répondre à l’urbanisation planétaire, nous nous sommes voués à l’innovation technique. En moins d’un siècle, de servante, elle s’est rendue maîtresse. Des transports de masse à la climatisation, des appareils ménagers aux outils informatiques, des réseaux d’énergie à ceux de communication, rien ne semble plus possible sans l’omniprésence de la technique. Mais on le paie de notre impossibilité toujours plus grande à s’approprier des situations urbaines dont nous sommes devenus les objets et non plus les acteurs compétents. Alors, quand la machine s’est enrayée, elle nous a d’abord laissés face au désarroi, et puis, devant la possibilité de vivre la ville autrement.

« Il aura suffi de l’injonction à nous fixer à un même espace – chez nous – pour révéler une profonde désillusion sur nos métropoles. »

L’événement a exposé la fragilité d’un dispositif trop prédominant, sans alternative et incapable d’adaptation. Le mouvement s’arrête et toute la vie urbaine dysfonctionne, tant on a soumis sa raison d’être à l’accélération perpétuelle. La ville devenue infrastructure ne nous a garanti aucune sécurité face à l’épidémie. Qu’en serait-il en cas de crise climatique ? D’un long épisode de canicule ? D’une rupture d’approvisionnement en énergie – et donc d’interruption des télécommunications – ? Ou, pire, d’un accident sur l’eau potable ? Il aura suffi de l’injonction à nous fixer à un même espace – chez nous – pour révéler une profonde désillusion sur nos métropoles.

Ce temps où la ville-machine s’est arrêtée a laissé entrevoir une autre ville : celle des voisinages, des déplacements à pied, des courses locales, de la consommation frugale… Le corps du citadin a retrouvé un lien avec son milieu, alors même que les animaux revenaient, l’eau des fleuves se clarifiait, l’air s’épurait. C’est donc bien cette infrastructure qui tenait à distance la nature ?

« L’infrastructure technique doit se perfectionner mais pour passer à l’arrière-plan, redevenir un moyen et non plus une fin en soi. »

L’épreuve sanitaire a dévoilé l’horizon d’une ville différente, dont les habitants seraient des participants actifs, qui aurait des ressources propres et ne serait pas en confrontation avec la Terre. Une ville fertile, ouverte à la nature, où se forgent toujours et même mieux la vie sociale, les échanges économiques, la culture créative. Pour cela, l’infrastructure technique doit se perfectionner mais pour passer à l’arrière-plan, redevenir un moyen et non plus une fin en soi. L’enseignement du confinement, c’est qu’il est possible de réorienter nos modes de vie, de mettre en valeur ce qui est déjà là et de reprendre en main notre destin urbain.

Or, au retour à la normale, on nous propose une fuite en avant vers un recours toujours plus intense, plus intrusif, à la technologie. Comme le « tracking », à la suite des métropoles asiatiques – Shanghai, Hong Kong, Singapour… Après avoir soumis la conception des environnements urbains au joug du marché et de la consommation, allons-nous y ajouter celui de l’autoritarisme technique ? La tendance est déjà à la digitalisation du comportement des habitants, à la superposition aux actions les plus simples du quotidien de contrôles invisibles, mais omniprésents. Si, pour être ensemble, les gestes de la vie collective deviennent barrières et que nos smartphones nous traquent, l’idée même de ville est définitivement mise à mal par l’avènement de la ville sans contact, un cauchemar, digne de Black Mirror.

« C’est dans les villes que souffle l’esprit de liberté et de créativité : avec 4 milliards d’urbains, c’est à l’échelle même des métropoles que nous devons trouver les solutions. »

La planète urbaine est tout aussi riche de problèmes que de potentialités. L’environnement, le climat, les ressources depuis trop longtemps s’y confrontent et s’y épuisent. S’y ajoute désormais la propagation accélérée des pandémies. Mais c’est également dans les villes que souffle l’esprit de liberté et de créativité : avec 4 milliards d’urbains, c’est à l’échelle même des métropoles que nous devons trouver les solutions. Au Contrat naturel de Michel Serres il faut ajouter un contrat technique. Les relations entre la technologie et le milieu naturel comme ressource, d’une part, et entre la technique et le vivant, d’autre part, doivent être repensées au service d’une réconciliation entre l’homme urbain et son milieu.

Recréons des voisinages de ressources à l’échelle du micro-urbanisme. Desserrons les espaces et les temps urbains trop ajustés pour qu’on puisse y faire autre chose que ce qui est défini. Laissons partout des espaces libres et sans affectation, des entre-deux, qui permettent des décalages : pour l’habitant l’appropriation et l’improvisation ; pour les écosystèmes des porosités bienvenues ; pour le climat des points d’accordance. Pour rendre la ville résiliente, il faut la désappareiller de l’infrastructure efficace, la tisser de redondances, de diversité, de possibilités alternatives.

 « Pour rendre la ville résiliente, il faut la désappareiller de l’infrastructure efficace, la tisser de redondances, de diversité, de possibilités alternatives. »

La ville est le reflet de la société qui l’engendre. Mais, à son tour, elle suscite ou empêche des possibilités qui modifient la société elle-même. Les comportements actuels, le recours toujours plus grand aux artefacts informatiques, si on n’y prend garde, vont s’imprimer dans la forme de nos villes, pérennisant la désincarnation des espaces publics au profit de la connexion permanente et illimitée.

À l’inverse il faut remettre en jeu le corps dans la ville, placer le vécu de l’habitant au cœur du design urbain. La crise a montré que relation est la valeur fondamentale de la ville résiliente. Il est urgent de créer une architecture de la résonance ; résonance avec la planète par la relation avec l’environnement, résonance avec l’habitant des villes en affirmant comme valeur absolue la relation avec les autres et avec son milieu, tant dans l’espace privé que dans l’espace public. La ville deviendra alors la cité commune à tous les vivants.


Jacques Ferrier. Source


Une réflexion sur “Pour une ville commune à tous les vivants.

  1. jjbey 01/07/2020 / 16h18

    Et si on demandait à ceux qui vont y habiter de dire ce qu’ils veulent?

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