Des mois de maladie et de confinement ont amené des populations entières à dépendre davantage des médias pour s’informer, réfléchir, discuter et travailler.
Même si la diffusion de la presse écrite a été pénalisée par les mesures de confinement, rarement leur consommation a été aussi forte : journaux, chaînes classiques de radio et télévision, vidéos sur Internet, réseaux sociaux, informations en continu, forums et visioconférences, la planète multimédiatique vrombit comme une ruche géante de messages échangés.
Dans quelle direction actes et pensées sont-ils stimulés ou influencés ?
Difficile de répondre, même en passant au crible les milliers de références thématiques de Google Actualités sur plus de quatre mois (1). Sauf sur un point : le média-monde a bien été un producteur de l’événement, lui imposant un sens intolérable et l’alignement d’une majorité des États sur une même politique sanitaire d’exception.
Se posant comme le chœur d’un théâtre tragique installé entre le public et les professionnels pour leur renvoyer leurs positions mutuelles, l’information mondialisée fait apparaître deux forces principales en présence :
- gens de savoir et de décision d’un côté,
- peuples et « patients » de l’autre.
Mais, tous branchés et assujettis à la nouvelle condition électronique du genre humain, publics et acteurs ne se trouvent-ils pas confinés ensemble dans l’enclos d’une même instance médiatique ?
L’une de ses manifestations les plus spectaculaires n’a échappé à personne : les courbes, cartes et graphiques relatifs à l’épidémie, les ordonnances de confinements, de quarantaines et de fermetures frontalières, qui ont captivé et nourri quotidiennement l’ensemble des médias de la planète. Ces infographies au travers desquelles on produit la réalité (plutôt que l’inverse), au point que la stratégie mondiale de lutte contre le Covid 19 se nomme « aplatir la courbe », constituent désormais à la surface de la planète média un analogue sanitaire des bulletins météo ou des cours de la Bourse, interprétés en temps réel puis discutés dans des comètes conversationnelles.
Une technoscience idéalisée
Fondés sur des chiffres partiels, partiaux et parcellaires, ces indicateurs de R0 (nombre moyen de personnes infectées par une personne elle-même touchée par le virus), de taux de mortalité, de nombre de malades, de décès, de patients en réanimation, etc., retiennent continuellement une attention inquiète. […]
Sur la propagation du virus, les médias se gardent d’accréditer des informations qui remettent en cause la doctrine gouvernementale et la nécessité du confinement — comme, par exemple, l’hypothèse d’un moindre impact de l’épidémie, dans nombre de pays chauds et humides, sur des populations coupées des flux d’échanges et jeunes. Mais la méfiance n’offre qu’un ressort limité : il faut aussi rassurer, faire la part des espoirs qui se font jour dans la population et des promesses des industries pharmaceutiques. Les journalistes relaient passivement les règles supposées toujours vertueuses de la « méthode scientifique » visant la découverte du remède « enfin crédible ». Ils ignorent volontairement la part toujours importante de faible réplicabilité des expériences et des protocoles de preuve, ou encore la non-fiabilité de nombreux tests positifs ou négatifs. […]
S’agissant des décisions qui s’imposent comme ordre légal, politique ou militaro-policier à toute une population (état d’urgence, confinement), on admet d’abord leurs justifications officielles, partout reprises, tel le célèbre « aplatissement de la courbe » pour « désengorger les urgences ». […]
Quant au débat sur l’efficacité réelle des politiques de prévention, il cautionne parfois une attitude martiale. Ainsi la publication le 22 avril d’une étude selon laquelle le confinement aurait évité un peu plus de soixante mille décès est aussitôt reprise par le gouvernement et l’ensemble de la presse — sans attendre, cette fois, de confirmation par d’autres chercheurs (2). Il n’en va pas de même pour les effets sanitaires délétères du confinement observés à grande échelle dans des pays comme l’Inde et de manière plus diffuse dans le monde occidental.
Comme si nul n’osait plus exprimer aujourd’hui ce qui paraissait évident hier, pas un journaliste n’a jugé utile de rappeler ce propos de Jean-Claude Ameisen, immunologiste de renom pourtant bien connu des médias, critiquant dès 2007 la mise au point internationale « des mesures de distanciation sociale (sic) qui accentuent l’isolement de chacun, risquant ainsi de précipiter les personnes les plus fragiles dans des situations dramatiques, et de causer leur mort indépendamment de toute infection par le virus de la grippe (3) ». Le passé ne remonte que lentement en surface et, sélectivement, en appui équivoque des positions préférées : photographies des peuples masqués en 1918 sous peine de prison (4), archives exhumées dévoilant la répétition des quarantaines au fil des siècles, etc. […]
Denis Duclos -Anthropologue. Le Monde Diplomatique Le Monde Diplomatique. Titre original : « confinés dans la matrice ». Source (extrait)
- Ce texte s’appuie sur la collecte et l’analyse d’articles et de vidéos en langues française, anglaise, italienne et espagnole parus sur Internet entre le 1er janvier et le 11 mai 2020.
- Cf. Jonathan Roux, Clément Massonnau et Pascal Crépey, « Covid-19 : One-month impact of the French lockdown on the epidemic burden », École des hautes études en santé publique (EHESP), Rennes, 22 avril 2020.
- Jean-Claude Ameisen, « La lutte contre la pandémie grippale : un levier contre l’exclusion », Esprit, Paris, juillet 2007.
- Cf. « In the 1918 flu pandemic, not wearing a mask was illegal in some parts of America. What changed ? », CNN, 5 avril 2020.