Au détour d’une page lue …

Vous tournez une page d’un livre, vous entamez les deux ou trois  premières phrases et vous voilà poussant une porte que vous ne soupçonniez même plus, celle bien cachée au plus profond de votre mémoire, réveillant une période de votre enfance et de l’adolescence.

Le paragraphe qui suit laissera certainement indifférent un certain nombre d’entre vous, lectrices, lecteurs, mais pour celles ou ceux qui un jour franchirent les portes d’un atelier de peintre, il dira beaucoup … MC


Il lui fallait un endroit.

Il retourna dans l’atelier de la rue Joseph-Bara.

La concierge, Mme Salomon, lui donna les clés. Elle s’étonna qu’il revînt avec seulement un sac en papier. Elle était heureuse de le revoir. Elle dit :

« Mieux vaut comme ça que pas du tout. »

En 14, le jour de son départ, elle s’était plantée devant Kisling et lui, avait longuement reluqué leurs uniformes, et avait lâché, le coeur gros :

« N’apprenez pas trop vite. »

Elle l’observait avec autant d’attention que le père Libion, et comme le scruteraient les autres pendant les semaines qui suivraient son retour : évaluant les blessures, c’est-à-dire les séquelles.

Il emprunta l’escalier. Mme Salomon monta derrière lui, escaladant à distance et sans bruit afin de vérifier qu’il n’avait rien perdu : ni les membres (ce qu’elle savait déjà) ni leur usage.

Il pesa sur la porte avec difficulté. Lorsqu’elle s’ouvrit sur sa vie antérieure, les parfums de la peinture dénouèrent les muscles de son dos et ceux du ventre. La térébenthine a meilleure odeur que la poudre.

Pendant un instant, il pensa que rien n’était arrivé. Dans l’ombre, il apercevait les chevalets, les toiles, les gobelets contenant les pinceaux. Il tira les rideaux, appelant la lumière. Elle tomba, pâle et mesurée, sur ses œuvres de jadis. L’atelier était comme une tombe. Les tubes avaient séché, la poussière recouvrait le sol, le lavabo, la table, les cadres, les bidons, les palettes.

Il resta longtemps immobile, n’osant pas toucher ces choses qui étaient comme sa peau. Puis, très lentement, il s’aventura dans ses propres ruelles. Une à une, il observa les œuvres qui se trouvaient là. D’abord les toiles appuyées le long des murs, puis celles qu’il avait regroupées au pied des chevalets, les dessins glissés dans les cartons, les fusains, les eaux-fortes, les gouaches, les aquarelles. Il y lut sa vie. Il retrouva d’anciens portraits, les croquis esquissés à l’académie de la Grande-Chaumière, les nus, les tentations fauves, la première toile qu’il avait exposée aux Indépendants en 1909, l’œuvre à laquelle il travaillait avant la mobilisation : Cendrars et Canudo, au Dôme, appelant les artistes étrangers à s’engager pour la France.

Il ne regarda pas les quatre portraits de Félix. Il les regroupa avec le sac en papier dans un coin de l’atelier. Il y ajouta une huile ancienne, Anna, une jeune fille de son pays, ainsi que quelques œuvres auxquelles il était resté attaché.

A la tombée de la nuit, il chercha vainement du pétrole pour allumer les lampes. Il ne pouvait pas sortir à cause du couvre-feu. Il resta dans l’atelier, sous la lune, claquant des dents. Il ne voulait pas dormir. Il enfila le long manteau noir qu’il conservait de son pays, et il déambula au sein de ses paysages, caressant la soie rêche des pinceaux, le grain des toiles, les reliefs desséchés des palettes.

Le matin vint avec le soleil. Un rayon minuscule dessinait un sourire sur le mur. L’eau était coupée. Lev brisa un cadre. Il le débita dans le lavabo, y mit le feu et ce qui lui avait valu d’être chassé de Kichinev par l’assemblée des familles réunie pour la circonstance : Anna, allongée sur l’herbe, nue, souriant à la vie, offerte à l’art et à lui-même.

Il disposa le fusain à côté de la feuille. Il s’agissait seulement de recopier. Il traça les contours du corps, puis il ombra les fonds, jouant avec le gris du papier. A la craie blanche, il ébaucha les traits du visage, les joues rondes, le galbe du front. Puis le nez, les arcades sourcilières, la ligne du cou, un bras recouvrant un sein nu, l’autre soutenant la tête.

Il prit du recul. Il n’y avait rien. Des taches pointillistes, des lambeaux plus sombres, quelques traînées vagues.

Il revint vers le chevalet. Il déchira le papier gris et l’enflamma dans le lavabo. Il posa ses mains par-dessus, les chauffant, les brûlant jusqu’à faire cloquer la peau. Puis il s’allongea sur le matelas, la face comme dans la terre rougie, et il hurla les trois syllabes jusqu’à en mourir.

Korovine quitta la rue Joseph-Bara. Il décida de n’y plus revenir. Il voulait bien sentir la térébenthine des autres, pas la sienne : elle lui était comme une transpiration sèche. Il chargea Mme Salomon de faire venir son marchand d’avant la guerre; il devait débarrasser l’atelier, à l’exception des œuvres regroupées près de la fenêtre.

Dan Franck – NU – Édition du Seuil


Quinze ans après ma dernière visite … les odeurs, le chevalet, les croquis, les toiles, les palettes, les tubes, les pinceaux … tout était en attente de son retour …. Il me fallut, succession sans conciliation, débarrassé l’atelier de mon père et concéder l’ensemble des œuvres « vendables » a un commissaire priseur … qui bradât … mais fit le bonheur de quelques propriétaires de galeries, le reste fila à la benne … reste les souvenirsQuelques œuvres, que j’ai pu sauver ont fait l’objet d’un article sur ce blog, d’autres résident chez des collectionneurs ou dorment dans des coffres faisant l’objet de spéculations … MC.

2 réflexions sur “Au détour d’une page lue …

  1. tatchou92 22/04/2020 / 18h51

    Merci Michel. tout est dit.

  2. jjbey 22/04/2020 / 22h40

    Bonjour tristesse.

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