Avant de crier au loup : explications…
Et si la chaîne d’hypermarchés américaine Walmart se trouvait au cœur d’un complot socialiste ? Telle est la question que pose l’intellectuel Fredric Jameson dans un texte de 2005 (1). Lorsque la révolution adviendra, explique-t-il, cette entreprise ne devra pas être considérée comme un vestige du vieux monde, mais comme une anticipation de celui qu’il s’agira de construire.
Jameson n’ignore rien du modèle économique de Walmart, qui repose sur la compression des salaires, ni de son rôle dans l’essor du phénomène des travailleurs pauvres aux États-Unis. Mais un autre aspect l’intéresse ici : son organisation logistique.
Walmart socialiste ? À travers cette provocation, l’intellectuel réactive le vieux débat opposant les vertus du marché à celles de la planification.
Dans Le Calcul économique en régime socialiste, publié en 1920, l’économiste autrichien Ludwig von Mises interroge : dès lors qu’une communauté dépasse la taille de la cellule familiale primitive, les dispositifs de planification socialiste sont-ils capables de déterminer quoi produire, dans quelle quantité et quand ? Selon Mises, non. S’aventurer dans cette voie conduit nécessairement aux pires vicissitudes sociales et économiques : pénuries, famines, frustrations et chaos.
Pour Mises, toutes les informations nécessaires à la production économique sont déjà disponibles, ailleurs. À travers un mécanisme très simple : le prix de marché. Celui-ci refléterait à la fois l’état de l’offre et de la demande pour chaque ressource, le coût des intrants, l’évolution des goûts des acheteurs…
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Le bon sens invite à considérer comme peu fiable une théorie incapable de passer l’étape de sa mise en œuvre pratique. Que faut-il cependant penser d’un système dont la théorie a prévu l’échec, mais qui fonctionne à merveille ? C’est un peu ce qu’offre Walmart : l’une des plus étonnantes démonstrations que la planification, dont Mises a tenté de démontrer l’impossibilité, peut s’avérer d’une remarquable efficacité.
Samuel Walton a ouvert sa première boutique, Wal-Mart Discount City, à Rogers, dans l’Arkansas, le 2 juillet 1962 (2). Depuis, son échoppe est devenue la plus grande entreprise du monde.
Walmart a affiché dès sa création un taux de croissance annuel moyen de 8 %. Premier employeur privé de la planète, elle pèse aussi lourd que la Suède ou la Suisse.
Si les entreprises opèrent sur des marchés, elles n’en reposent pas moins, en interne, sur les grands principes de la planification. Les divisions, boutiques, camions, fournisseurs ne sont pas en concurrence les uns avec les autres : tout est coordonné. Le géant américain offre ainsi un modèle d’économie planifiée dont l’échelle rivalise avec celle de l’URSS au cœur de la guerre froide : en 1970, le produit intérieur brut (PIB) soviétique atteignait environ 800 milliards de dollars (730 milliards d’euros) actuels, contre 485 milliards pour Walmart en 2017. Si Mises et ses amis avaient raison, le géant américain n’existerait pas.
En 1970, Walmart ouvre son premier centre de distribution. Cinq ans plus tard, elle loue un ordinateur IBM 370 / 135 pour coordonner le contrôle des stocks, devenant le premier distributeur à interconnecter ses inventaires de façon électronique. Avant cette innovation, les vendeurs (au détail ou en gros) se chargeaient de gérer les stocks des magasins, pas les distributeurs. Un mode de fonctionnement qui, régulièrement, conduisait à un dangereux effet d’amplification de la variabilité de la demande (AVD), ou bullwhip effect (effet « coup de fouet »).
Identifié en 1961, l’AVD décrit une variation de plus en plus importante entre les stocks et la demande à mesure que l’on remonte la chaîne logistique vers le producteur. À l’origine du phénomène, une déconnexion, parfois minime, entre ce dont un magasin dispose et ce que ses clients réclament. Bref, des stocks trop importants ou trop faibles.
Imaginons une situation où les stocks sont dégarnis. Le magasin réajuste ses commandes auprès du distributeur. En général, il construit alors un « stock de sécurité », de façon à parer à l’imprévu. Le distributeur doit en faire autant auprès du revendeur en gros, ce qui conduit aux mêmes mouvements chez les fabricants. À chaque point de la chaîne, la variation prend de l’ampleur et le stock de sécurité enfle : on estime qu’une fluctuation de 5 % de la demande dans les boutiques est interprétée comme un bond de 40 % par les acteurs les plus en amont.
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Lors de leurs réunions, les dirigeants installent des filtres de confidentialité sur leurs écrans pour empêcher leurs collègues de découvrir ce qu’ils trament. Alors que la courbe des profits plonge, la concurrence s’accentue au sein de l’entreprise, chacun tentant de capter le peu de liquidités encore disponibles. Dans le même temps, la rentabilité de chaque opération se trouve réduite par la duplication de nombreuses fonctions managériales, puisque aucune charge structurelle n’est partagée.
Pour chaque entité, les investissements en infrastructures visant à entretenir les magasins sont relégués au rang de coûts, de sorte que les dépenses de capital du groupe dans son ensemble passent sous la barre de 1 % des revenus, un niveau bien inférieur à celui de la plupart de ses concurrents.
Au bout du compte, les différentes unités prennent le large, ne voyant plus aucun intérêt à l’intégration au sein d’un même groupe. Certaines quittent le navire, d’autres s’effondrent, précipitant un constat : le pari concurrentiel de M. Lampert a échoué, son modèle paralysant toute forme de coopération.
Une telle leçon serait-elle moins utile à la société en général qu’au monde du commerce ?
Leigh Phillips & Michal Rozworski. Le Monde Diplomatique. Titre original : « Walmart, cheval de Troie socialiste ? ». Source (extrait)
- Fredric Jameson, Archéologies du futur. Le désir nommé utopie, Max Milo, Paris, 2007.
- Lire Serge Halimi, « Wal-Mart à l’assaut du monde », Le Monde diplomatique, janvier 2006.
Intéressant sans compter le gaspillage généré par la libre concurrence qui voit non seulement des marchandises jetées mais aussi des outils de production et les êtres humains qui les font fonctionner.