L’idée de monter sur le toit du monde comme ses frères avaient fait sur le podium des Jeux lui vint assez tardivement.
D’abord, elle fut une fillette des ghettos.
Elle grandit dans les banlieues noires, là où même le métro ne s’enfonçait plus. Elle allait à l’école avec son frère aîné. Ils rêvaient tous deux de liberté, d’égalité. Il se montrait plus fougueux qu’elle. Il levait le poing pour un espoir de partage qu’elle voulait conquérir différemment. Elle souhaitait approcher les autres et se mêler à eux.
Elle fit quelques tentatives. Comme un chat s’en va près des niches pour voir ce qui s’y passe. Parfois elle fut chassée. Plus souvent, on l’accepta : comme un os bien mordu, bien rongé, bien nettoyé. On ne la considérait pas. Elle ne gênait personne.
Elle fut invisible et muette. Bonne élève, cependant. Appliquée, disaient les professeurs. Plus tard, sur les bancs du collège : excellente.
Elle obtint une bourse. Elle entra à l’université. Son frère l’encouragea à se spécialiser dans le commerce et la finance. Ce qu’elle fit. Elle voulait devenir la meilleure dans ce domaine pour offrir aux siens ce qui leur avait tant manqué : l’argent. Quand elle parlait de sa famille, elle ne songeait pas seulement à ses parents. Son ascendance et sa descendance étaient faites de toutes les minorités qui constituaient le maillage de son pays et qui n’étaient reconnues que comme des lambeaux d’espèce humaine.
Vinrent les années de Paix et d’Amour.
Ce n’était pas une réalité, mais un désir. Né des violences, le napalm, le putsch des Colonels, les assassinats du Pasteur noir et du Comandante, Six Jours de guerre, un Printemps anéanti de l’autre côté, un génocide au sud. Les pelouses des campus universitaires étaient des gazons doux où circulaient les regrets, les utopies généreuses, les fleurs, les joints, les guitares, les enfants, les pipeaux… On refaisait le monde à la dimension de la lune nouvelle sur laquelle les hommes avaient posé le pied.
Le jour du Premier Pas, son frère fut assassiné au cours d’une manifestation pacifique.
La douleur la renversa. Elle bascula dans le monde des Wasp tout en se rapprochant de ceux qui levaient encore le poing. Elle fut engagée comme agent commercial dans une banque internationale. Profitant de ses titres et de ses connaissances, elle aidait ses camarades. Elle finançait les recherches, la création de filières universitaires, les voyages d’étude.
Elle monta en grade. Elle acceptait toutes les promotions, mais refusait les us et coutumes des gens comme elle. Pas de dîners sous les lambris, aucun cocktail chic. Du matin au soir, assise devant des computers à bandes, elle alignait les chiffres, passait commande, vendait, achetait, proposait. La nuit venue, elle rejoignait sa famille de toujours, dans les banlieues où elle était née et où elle vivait encore.
Elle s’établit à son compte. Presque tout l’argent qu’elle gagnait était consacré à la cause que son frère avait défendue. Mais il n’était plus question de recherches ou d’égalité de droits. Il fallait désormais payer des caches, des faux papiers, des itinéraires de fuite. Tendre la main était considéré comme acceptable.
Tous ceux qui levaient le poing étaient traqués, pourchassés, assassinés. En sorte que, quelques années plus tard, lorsque les autorités cherchèrent des médiateurs, elles ne trouvèrent plus personne à qui parler.
Les temps avaient changé. Ce qui était apparu comme le plus grand danger encouru par la civilisation des Meilleurs et des Plus Riches n’était rien en comparaison des voiles qui se, levaient ici et là, de par le monde. Et ceux qui auraient pu combattre ces obscurantismes naissants avaient été exécutés, leurs mouvements décapités, leurs proches rejetés dans la misère et l’injustice.
Elle devint milliardaire. Elle habitait toujours sa banlieue natale. Ses camarades avaient disparu les uns après les autres. Elle s’occupait de leurs enfants. Elle les nourrissait. Elle les aidait à grandir.
Elle avait un grand projet. En hommage à son frère, mort le jour du Premier Pas, elle voulait acheter la mer de la Sérénité et s’y réfugier avec les siens.
Mare Serenitatis, sur la lune.
Texte Dan Fanck – « Un siècle d’amour » (Dessin d’Enki Bilal)
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