Un examen de la société salariale…

Comme d’habitude, voilà un avis, chacun est libre de le partager ou non. Nous l’avons sélectionné parce qu’il évoque un certain nombre de problèmes que nous pensons d’actualités. MC

Note préalable : Cet article date de Juin 1990 aussi la citation de certaines personnalités pourraient vous désorienter … reste que le fond de l’article est lui plus que jamais d’actualité . MC


Travail précaire, sociétés duales, chômage chronique dans nombre de pays d’Occident et en rapide augmentation dans ceux de l’Est, incertitudes accrues pour l’avenir dans le tiers-monde soumis à la loi d’airain de l’ajustement structurel… Mutations et régressions s’additionnent sans que la pensée politique, faute de les comprendre, prenne à bras-le-corps ces phénomènes. Allons-nous continuer à produire des serviteurs, alors qu’il faudrait transformer le temps en liberté pour tous ?

Depuis le début de l’ère moderne, une question n’a cessé de se poser à l’Occident : dans quelle mesure la rationalité économique est-elle compatible avec ce minimum de cohésion sociale dont une société a besoin pour survivre ?

Cette question se pose aujourd’hui sous des aspects nouveaux, avec une actualité et une acuité accrues. Le contraste est en effet saisissant entre la réalité et le discours lénifiant de l’idéologie dominante.

Dans l’ensemble des pays capitalistes d’Europe, on produit trois à quatre fois plus de richesses qu’il y a trente-cinq ans ; cette production n’exige pas trois fois plus d’heures de travail, mais une quantité de travail beaucoup plus faible.

[…]En France, [le volume annuel du travail] a baissé de 15 % en trente ans, de 10 % en six ans. Les conséquences de ces gains de productivité sont ainsi résumées par M. Jacques Delors : en 1946, un salarié âgé de vingt ans devait s’attendre à passer au travail un tiers de sa vie éveillée ; en 1975, un quart seulement ; aujourd’hui, moins d’un cinquième. Et encore ce dernier chiffre n’intègre-t-il pas les gains de productivité à venir et ne prend-il en considération que les salariés employés à plein temps, toute l’année durant. Toujours selon M. Delors, les Français âgés aujourd’hui de plus de quinze ans passeront moins de temps au travail qu’ils n’en passent à regarder la télévision.

Ces chiffres, notre civilisation, notre presse, nos représentants politiques préfèrent ne pas les regarder en face. Ils se refusent à voir que nous ne vivons plus dans une société de producteurs, dans une civilisation du travail.

Le travail n’est plus le principal ciment social, ni le principal facteur de socialisation, ni l’occupation principale de chacun, ni la principale source de richesse et de bien-être, ni le sens et le centre de nos vies. Nous sortons de la civilisation du travail, mais nous en sortons à reculons, et nous entrons à reculons dans une civilisation du temps libéré, incapables de la voir et de la vouloir, incapables donc de civiliser le temps libéré qui nous échoit, et de fonder une culture du temps disponible et une culture des activités choisies pour relayer et compléter les cultures techniciennes et professionnelles qui dominent la scène.

Nos discours demeurent dominés par le souci de l’efficience, du rendement, de la performance maximale, donc par le souci d’obtenir le plus grand résultat possible avec le minimum de travail et dans le minimum de temps. Et nous semblons décidés à ignorer que nos efforts d’efficacité, de rationalisation ont pour conséquence principale ce résultat (que la rationalité économique ne sait ni évaluer ni charger de sens) de nous libérer du travail, de libérer notre temps, de nous libérer du règne de la rationalité économique elle-même.

Cette incapacité de nos sociétés à fonder une civilisation du temps libéré entraîne une distribution absurde et scandaleusement injuste du travail, du temps disponible et des richesses.

Notre attention se fixe d’abord sur les nouvelles carrières qu’ouvre la révolution microélectronique et sur les transformations fondamentales qui en découlent dans la nature du travail industriel et, surtout, dans la condition des travailleurs.

On nous dit que les tâches répétitives et de pure exécution tendent à disparaître de l’industrie ; que ce travail tend à devenir prenant, responsable, auto-organisé, diversifié, exigeant des individus autonomes, capables d’initiative, capables de communiquer, d’apprendre, de maîtriser une diversité de disciplines intellectuelles et manuelles.

Un nouvel artisanat, nous dit-on, est en train de prendre la relève de l’ancienne classe ouvrière et de réaliser ce vieux rêve : les producteurs détiennent le pouvoir sur les lieux de production et y organisent souverainement leur travail. […]

[…] Il vous faut avoir mauvais esprit pour tenter d’en savoir plus et poser quelques autres questions : que deviennent les 50 % ou 60 % de travailleurs de la métallurgie qui n’accéderont pas à la condition enviable qui vient d’être décrite ? Que deviendront les 75 % de salariés de l’ensemble des industries qui ne pourront accéder à cette condition ? Et surtout : ces changements ne s’accompagnent-ils pas de gains de productivité très rapides […]

[…] Le système social se scinde en deux, donne naissance à ce qu’on appelle couramment une « société duale ».

La conséquence en est une très rapide désintégration du tissu social.

En haut de l’échelle se livre une compétition effrénée pour décrocher un des rares emplois à la fois stables et ouverts sur une carrière ascendante. C’est ce qu’un slogan publicitaire répugnant vante comme « la rage de gagner », étant entendu qu’il doit y avoir, pour chaque gagnant, une foule de perdants et que les vainqueurs ne doivent rien à ceux et à celles qu’ils écrasent. La société est présentée sur le modèle des sports de combat, avec vocabulaire militaire et images guerrières. Celles et ceux qui ne sont ni gagnants ni gagneurs se trouvent rejetés vers les marges d’une société dont ils n’ont rien à attendre. Sa violence suscite des contre-violences, des désaffections, des nostalgies agressivement régressives ou réactionnaires.

Cette désintégration renvoie à un problème de fond :

  • Que doit être une société dans laquelle le travail à plein temps de tous les citoyens n’est plus nécessaire, ni économiquement utile ?
  • Quelles priorités autres qu’économiques doit-elle se donner ?
  • Comment doit-elle s’y prendre pour que les gains de productivité, les économies de temps de travail profitent à tout le monde ?
  • Comment peut-elle redistribuer au mieux tout le travail socialement utile de manière que tout le monde puisse travailler, mais travailler moins et mieux, tout en recevant sa part des richesses socialement produites ?

La tendance dominante est d’écarter ce genre de questions et de poser le problème à l’envers :

  • Comment faire pour que, malgré les gains de productivité, l’économie consomme autant de travail que par le passé ?
  • Comment faire pour que de nouvelles activités rémunérées viennent occuper ce temps que, à l’échelle de la société, les gains de productivité libèrent ?
  • A quels nouveaux domaines d’activité peut-on étendre les échanges marchands pour remplacer tant bien que mal les emplois supprimés par ailleurs dans l’industrie et les services industrialisés ?

On connaît la réponse, une réponse pour laquelle les Etats-Unis et le Japon ont montré la voie :

  • Le seul domaine dans lequel il est possible en économie libérale, de créer à l’avenir un grand nombre d’emplois, c’est celui des services aux personnes. Le développement de l’emploi pourrait être illimité si l’on parvenait à transformer en prestations de services rétribués les activités que les gens ont, jusqu’à présent, assumées chacun pour soi.

Les économistes parlent à ce sujet de « nouvelle croissance plus riche en emplois », de « tertiarisation » de l’économie, de « société de services » prenant le relais de la « société industrielle ».

Mais cette façon de vouloir sauver la société salariale pose des problèmes et présente des contradictions qui mériteraient d’être placés au centre du débat public et de la réflexion politique. En effet, quel est le contenu et le sens de la majorité des activités dont la transformation en services professionnalisés et monétarisés est actuellement évoquée ?

Il est facile de montrer que leur professionnalisation ne répond plus à la même logique que le développement économique passé. Dans le passé, en effet, la croissance avait pour moteur fondamental ce qu’on appelle la « substitution productive » : des tâches que les gens, depuis des siècles, assumaient eux-mêmes, dans la sphère domestique, étaient progressivement transférées à l’industrie, et à des industries de services, dotées de machines plus performantes que celles dont pouvait disposer un ménage.

La production industrielle et les services industrialisés ont ainsi remplacé l’autoproduction domestique et la prise en charge des individus par eux-mêmes. Plus personne ne file sa laine, ne tisse son drap, ne coud ses vêtements, ne cuit son pain, etc., car toutes ces tâches sont réalisées plus vite, et souvent mieux, par des industries employant des salariés. […]

  • Mais les nouveaux emplois créés dans les services personnels répondent-ils encore au modèle de la substitution productive ?
  • Assurent-ils de façon plus efficace, c’est-à-dire mieux et plus vite, les services que les gens, jusqu’à présent, se rendaient à eux-mêmes ?

L’examen de la grande majorité des emplois créés aux Etats-Unis depuis une dizaine d’années montre qu’il n’en est rien. Leur fonction, dans la majorité des cas, est plutôt la suivante : les deux, ou trois, ou quatre heures passées jusqu’alors à tondre le gazon, à promener le chien, à faire les courses et le ménage, à acheter le journal ou à s’occuper des enfants, ces heures sont transférées, contre paiement, sur un prestataire de services. Il ne fait rien que chacun ne puisse faire lui-même aussi bien. Simplement, il libère deux ou quatre heures de temps en permettant d’acheter deux ou quatre heures de son temps à lui.

Les économistes appellent ce genre de transfert « substitution équivalente », et Adam Smith insistait déjà sur le fait qu’elle est économiquement « improductive ».

Acheter le temps de quelqu’un pour augmenter ses propres loisirs ou son confort, ce n’est rien d’autre, en effet, que d’acheter du travail de serviteur.

[…]

Aujourd’hui, en revanche, nous vivons ce paradoxe explosif : nos gouvernements veulent, d’une part, que 80 % des jeunes passent le baccalauréat ; et, d’autre part, en vertu de l’idéologie de l’emploi pour l’emploi, que se développe une énorme sous-classe de serviteurs pour agrémenter la vie et les loisirs des couches solvables.

Que font-ils d’autre, en effet, lorsqu’ils réduisent les impôts sur les revenus supérieurs sous prétexte que l’exonération des riches créera des emplois, tandis que les transferts fiscaux en faveur des plus pauvres n’en créent guère ?

Les pauvres, en effet, si augmentent leurs ressources, consommeront seulement davantage de produits et de services courants, industrialisés, dont le contenu en travail est faible. Augmenter le revenu disponible des riches, en revanche, cela fera augmenter la consommation de produits de luxe et, surtout, de services personnels dont le contenu en travail est élevé, mais dont la rationalité économique à l’échelle de la société est faible ou carrément nulle.

Autrement dit, la création d’emplois dépend principalement, désormais, non pas de l’activité économique, mais de l’activité anti-économique ; non pas de la substitution productive du travail salarié au travail d’autoproduction privée, mais de sa substitution contre-productive.

La création d’emplois n’a plus pour fonction d’économiser du temps de travail à l’échelle de la société, mais de gaspiller du temps de travail pour le plus grand agrément d’une minorités de nantis. Le but n’est plus de réduire la quantité de travail par unité de produit ou de service en maximisant la productivité ; il est de réduire la productivité et de maximiser la quantité de travail par le développement d’un tertiaire sans utilité sociale.

Certes, d’immenses besoins restent insatisfaits, et une autre distribution des ressources permettrait de créer des millions d’emplois dans les services non marchands, par exemple dans le domaine de l’aide maternelle, de la puériculture, de l’assistance aux personnes âgées, des soins à domicile, mais aussi des loisirs, du tourisme, de la culture, de l’éducation… Tout cela est possible, en effet, à condition qu’il s’agisse de services non marchands, c’est-à-dire de services pour lesquels les besoins n’ont pas à être solvables ni les prestations rentables. Des services, donc, qui ne répondent pas à une logique et à une rationalité économiques et qui, financés par prélèvements fiscaux, restreignent la sphère de l’économie marchande au lieu de la faire croître.

Mais on bute alors sur la question déjà posée plus haut : dans quelle mesure, dans quelles limites est-il bon de substituer des services professionnels rémunérés à des activités que chacun d’entre nous pourrait aussi bien assumer lui-même ?


Autrement dit, dans quelle mesure les besoins auxquels ces services répondent ne résultent-ils […] André Gorz. Le Monde Diplomatique. Titre original : «Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets ». Source (extrait)

Une réflexion sur “Un examen de la société salariale…

  1. jjbey 24/03/2020 / 9h20

    Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets ?
    Tout simplement pour masquer une suraccumulation du capital détenu par un minimum de personnes dans le monde.

    A peine plus de 1% des humains détiennent autant de richesses que le reste de l’humanité (source OCDE).

    Ce capital ne sert qu’à augmenter les profits de quelques uns.

    Utilisé autrement il permettrait d’éradiquer la faim, la misère, les problèmes de santé … du monde entier.
    A chacun sa mondialisation. moi c’est l’humain d’abord.

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