Privatisation des services régaliens…

Prison for Profit décortique la gestion d’une prison sud-africaine par une firme de sécurité privée qui ne recule devant aucune violation des droits humains pour augmenter ses marges. Courrier international a interviewé Femke Van Velzen, la coréalisatrice de ce documentaire.

  • Courrier International : D’où vient ce choix de la forme documentaire pour traiter du sujet de la privatisation des prisons?

FEMKE VAN VELZEN : C’est ainsi que nous travaillons, avec ma sœur : par la réalisation de documentaires. Nous nous sommes intéressées à ce sujet parce que nous connaissions déjà Ruth Hopkins de longue date, nous avions suivi ses investigations et lu ses premières enquêtes [parues en 2013]. Beaucoup de médias internationaux ont parlé à ce moment-là des violations des droits humains dans la prison de Mangaung. Mais en suivant Ruth sur le long terme, nous avons été stupéfaites de constater que rien n’avait vraiment changé depuis. […]

  • Vous avez recueilli les témoignages cruciaux d’anciens détenus et même d’anciens gardiens. Comment se fait-il qu’ils aient tous accepté de ne pas être anonymisés?

Shakes, l’un des personnages centraux, était un gardien membre de l’EST [Emergency Support Team, l’équipe de surveillants chargée des interventions d’urgence les plus sensibles dans la prison de Mangaung]. Il était encore en poste au moment du tournage. Mais comme beaucoup des témoins dans le film, il a accepté de raconter son histoire face à la caméra. C’est ce qui arrive fréquemment avec les documentaires : si une situation vous est insupportable, que vous voulez du changement et être écouté, c’est une vraie motivation à pousser un cri d’alerte. Évidemment, il faut saluer son courage. Il était clair que son emploi était en jeu ; il a finalement été renvoyé avant la sortie du film pour une raison sans lien avec le tournage […]

  • Prison for Profit traite en même temps de la torture en milieu carcéral et de la gestion privée d’une telle institution par une multinationale. Quel est le lien entre les deux ?

Le point de départ, avec l’enquête de Ruth, concernait la situation des détenus. Ses recherches se concentraient sur les exactions dont ils étaient victimes, mais progressivement nous nous sommes rendu compte que les gardiens avaient aussi une histoire difficile à raconter. De fait, ils sont également les victimes d’un système où l’argent compte plus que l’être humain. Ce processus a été au centre de notre travail pendant quatre années.

Nos recherches nous ont amenées à découvrir qu’il s’agissait d’un problème mondial lié aux privatisations. Le film donne un exemple détaillé de ce qui arrive quand on confie une fonction régalienne au secteur privé. Je pense que les dérives de ce modèle, centré sur le profit, se retrouvent aussi dans l’éducation, la santé… et ce, partout dans le monde. Dans le cas de G4S, d’ailleurs, l’Afrique du Sud n’est pas le seul État concerné. Il s’agit de la première firme de sécurité privée dans le monde, implantée dans 90 pays, et du plus gros employeur d’Afrique. Et Mangaung est loin d’être un cas isolé.

  • Le fait de venir d’un autre pays, en l’occurrence les Pays-Bas, a-t-il été un avantage ou un inconvénient pour mener ce projet?

Il me semble que ça a été dans l’ensemble un avantage. Cela permet d’avoir un regard neuf, extérieur, sur son sujet, sans être prise d’emblée dans les considérations politiques locales. […]

Sur un autre aspect de la question, celle de la légitimité de parler d’un sujet depuis un autre pays, c’est un point dont on discute beaucoup dans le secteur du documentaire. Je crois que ça dépend des thèmes abordés, qu’il faut voir au cas par cas. […]

Nous avons fait de nombreux allers-retours [entre les Pays-Bas et l’Afrique du Sud] durant plusieurs années, en restant sur place une dizaine de jours à la fois seulement. C’est ce qui nous a permis de rester hors des radars, puisque avec un tel sujet, sur une telle entreprise, il vaut mieux travailler discrètement. Et d’ailleurs, cette stratégie a vraiment bien marché : nous n’avons pas attiré l’attention sur nous. […]


Propos recueillis par Hugo Florent. Courrier international. Titre original : «Femke Van Velzen, réalisatrice de “Prison for Profit”, dénonce les dérives de la privatisation des prisons ». Source (Extrait)