Comment combattre un ordre social

Si, dans la course à l’accaparement du capital industriel et financier, la grande bourgeoisie a gardé ses avantages classiques, en revanche, en matière d’accumulation du capital symbolique et culturel (en particulier sous sa forme scolaire-universitaire), la petite bourgeoisie a fait mieux que soutenir la comparaison avec son aînée.

Elle a, sinon créé ex nihilo, du moins largement contribué à développer et à diffuser à travers le monde un style de vie caractérisé par la toute-puissance de l’argent, le culte de l’audace entrepreneuriale, le bougisme affairiste, la propension à la consommation compulsive et l’hédonisme à courte vue, le tout fardé d’une spiritualité de façade sur le modèle américain.

Ce « nouvel esprit du capitalisme », comme l’avaient baptisé Luc Boltanski et Ève Chiapello (1), avait dès avant la grande crise de 2008 réussi à coloniser les entendements et les sensibilités, au point de pénétrer même les milieux les plus réfractaires en principe à l’esprit bourgeois et les plus favorables traditionnellement aux valeurs de l’humanisme progressiste ou aux idéaux du socialisme révolutionnaire. […]

Les salariés des années 2000 étaient toujours chargés de chaînes, mais, à nombre d’entre eux, elles semblaient déjà moins lourdes. Du moins était-ce ce dont l’École de la République et la Presse du Capital concouraient à les convaincre. […]

Cet idéal, tel qu’il avait été gravé par André Gide (en particulier) dans le marbre des Nourritures terrestres (1897), enjoignait à chacun de faire de sa propre personne, envers et contre tous les tabous, « le plus irremplaçable des êtres ». De même, Paul Valéry dans son Narcisse pressait chacun de « se perdre en soi-même » pour apprendre à « se chérir » et à se joindre à son « inépuisable Moi ».

En soi, un tel programme aurait pu être tout à fait séduisant s’il n’avait impliqué, entre autres conditions permissives, l’instauration de la pire concurrence individualiste. Au demeurant, cette injonction moralement mortifère se retrouve sous la plume de tous nos grands littérateurs  […]

Inégalité, ostentation et gaspillage

On redécouvre aujourd’hui avec consternation ce que la critique marxiste mettait en évidence dès 1844 : que le discours de l’humanisme abstrait, idéaliste et grandiloquent sur l’essence de l’Homme universel et son aptitude à dominer le monde a une fâcheuse tendance à s’aveugler sur le sort concret des hommes réels et sur la soumission des masses aux oligarchies. […]

[…]. La mode s’est même installée dans les rédactions, depuis les résultats inattendus de l’élection présidentielle de 2017, puis des législatives qui ont aussitôt suivi, de parler de « nouveau monde », de « rupture » avec l’ancien et de reprendre en guise d’information journalistique, sans aucune distance critique, les « éléments de langage » des communicants du régime qui s’évertuent à seriner que l’arrivée de M. Emmanuel Macron a inauguré une révolution […]. Mais, pour peu qu’on examine ce qui s’est passé sous l’angle des logiques structurelles et de l’histoire collective, on ne peut que conclure que le mouvement inertiel de la société capitaliste n’a guère connu de changements décisifs.

[…] Le jeune premier Macron apparaît avec éclat, sinon comme l’archétype du petit-bourgeois de notre temps, du moins comme son type final, en ce sens qu’il est l’icône achevée de l’Homo œconomicus engendré par le capitalisme du XXIe siècle, le néo-aristocrate de la société d’abondance, d’inégalité, d’ostentation, de frime et de gaspillage, le modèle par excellence proposé à nos élèves des bonnes écoles.

Malheureusement pour lui et ses semblables, ils arrivent trop tard pour donner libre carrière à leurs ambitions : la société d’abondance est en train de s’effondrer. Et même en se gardant de poser au collapsologue, on peut percevoir les prémices d’un séisme de grande ampleur.

[…]


Alain Accardo. Le Monde Diplomatique. Titre original : « Vie et mort d’un petit-bourgeois gentilhomme ». Source (extrait)


  1. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
  2. Chez le philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), les monades, unités singulières qui constituent une totalité autosuffisante, « n’ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir » (Monadologie).
  3.  « Homo sum, nihil humanum mihi alienum puto » (« Je suis un homme, je pense que rien d’humain ne m’est étranger »), Térence (IIe siècle av. J.-C.). J’ai pas présents à pêcher
  4. Selon le sociologue Pierre Bourdieu, l’habitus est un système de dispositions incorporé par les individus au cours de leur socialisation et qui varie donc en fonction de l’origine sociale.

3 réflexions sur “Comment combattre un ordre social

  1. jjbey 13/02/2020 / 6h13

    changer de système est l’affaire du peuple……………

  2. Pat 13/02/2020 / 11h41

    En dehors du fond de cet article bien documenté portant sur l’évolution des mentalités, je dois souligner et faire l’éloge d’un rédacteur toujours subtil qui sans mâcher ses mots fait montre malgré tout d’un positivisme sous-jacent et d’une expression irréprochable qui réconcilie avec le journalisme. Bravo.

    • Libres jugements 13/02/2020 / 13h17

      Bonjour Pat et merci pour ce commentaire.
      Je dois dire que je trouve très souvent des articles dans le monde diplomatique de très grande valeur surtout hypers documentés ce qui permet de découvrir les sources de l’événement, de l’information.
      Je ne cesserais d’inviter lectrices et lecteurs, à acheter ce mensuel (5,40 €) ou vous trouverez des propos, des analyses, certes jamais à chaud, mais qu’importe à partir du moment où ils élèvent documentent et apportent la connaissance.

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