Une fois de plus, la Papouasie s’est enflammée. Pour son second mandat, le président indonésien Joko Widodo s’est allié aux militaires et aux conservateurs islamistes, adeptes de la méthode forte et de l’ordre moral. Victimes de multiples exactions, les Papous réclament toujours le référendum d’autodétermination dont ils ont été spoliés, en 1969, par la dictature.
[…] Comme tous les ans, lors de la fête nationale, le drapeau blanc et rouge de l’Indonésie pavoise ce vaste archipel. Mais, dans la ville javanaise de Surabaya, la deuxième plus grande agglomération du pays, la tradition va prendre cette année une tournure particulière.
Le 16 août 2019, des dizaines de personnes encerclent une résidence d’étudiants papous en proférant des injures racistes. Elles les traitent de « porcs », de « chiens », de « singes » qu’il faut « chasser, massacrer ». Les téléphones portables filment. Dans la foule, des policiers, ainsi que des miliciens islamistes, comme ceux du Front des défenseurs de l’islam (FPI), ou nationalistes, comme les Pemuda Pancasila (« Jeunes du pancasila », la philosophie de l’État indonésien).
Coordinatrice de cette manifestation haineuse, une femme a fait circuler la rumeur que des étudiants papous auraient déshonoré le drapeau national (lequel gît en effet là, avec sa hampe tordue). Cela suffit pour que les forces antiémeute prennent d’assaut le dortoir à grand renfort de gaz lacrymogènes, blessant cinq étudiants. Quarante-trois d’entre eux sont arrêtés. Les vidéos se propagent sur les réseaux sociaux, très utilisés dans le pays. Quarante-huit heures plus tard, à trois mille kilomètres à l’est de Surabaya, les Papous réagissent avec fureur.
Loin d’être une inconnue, la lanceuse de rumeur, Mme Tri Susanti, est la responsable locale du Forum de communication des retraités et membres de l’armée et de la police d’Indonésie (FKPPI), une puissante milice étroitement liée aux forces militaires. Ancienne conseillère municipale de Surabaya pour le Gerindra (troisième parti du pays), elle est aussi une proche de M. Prabowo Subianto. Cet ancien général, responsable d’innombrables exactions au Timor oriental (2), a perdu par deux fois l’élection présidentielle contre l’actuel dirigeant Joko Widodo, dit Jokowi (3).
Quand, enfin, Mme Tri Susanti est convoquée par la police, elle déclare n’avoir fait que reprendre une rumeur dont elle ignore l’origine (4). Cette profanation du symbole national pouvait très bien résulter d’une manipulation ; mais, pour le savoir, il aurait fallu enquêter sur une éventuelle collusion entre policiers, miliciens et politiques. Les étudiants papous, eux, sont libérés sans qu’aucune charge soit retenue contre eux.
Cependant, le mal est fait. Les principales villes de Nouvelle-Guinée occidentale (voir la carte) sont à feu et à sang. Le Parlement régional de Manokwari est détruit ; l’aéroport et la prison de Sorong sont incendiés. À Fakfak, l’« étoile du matin » est hissée en lieu et place du drapeau indonésien. L’image est forte. En guise de réponse, six mille soldats supplémentaires sont dépêchés dans les deux provinces papoues, qui comptabilisaient déjà près d’un policier pour cent personnes. L’escalade est inévitable. Début octobre, on dénombrait déjà, selon l’organisation Human Rights and Peace for Papua, près d’une vingtaine de victimes.
« Ces émeutes mettent surtout un coup d’arrêt à la politique qu’ambitionnait de développer Joko Widodo, à grand renfort d’investissements économiques et d’ouverture politique, analyse un journaliste indonésien de Djakarta qui souhaite rester anonyme. […]
Les militaires savent que le chaos est le plus sûr garant d’un retour à l’ordre martial qu’ils désirent ardemment. C’est d’ailleurs en partie pour atténuer leur influence, et pour convertir un ennemi potentiel en allié providentiel, que Jokowi a choisi en 2019 pour vice-président M. Ma’ruf Amin, chantre d’un islam moralisateur et intolérant, susceptible de séduire des électeurs de plus en plus sensibles aux thèses fondamentalistes. Renouvelant l’équipe gouvernementale pour son second mandat, il a nommé ministre de la défense, le 23 octobre 2019, son pire ennemi : le puissant et très contesté M. Prabowo. […]

Cette audace a permis au chef de l’État d’élargir son assise politique et de poursuivre ses réformes sans être (trop) contesté ni voir l’unité nationale encore plus fragilisée (5). […]
Toutefois, un sujet demeure éminemment consensuel : la Papouasie. Ses habitants, noirs de peau, christianisés et pouvant encore porter l’étui pénien, apparaissent comme une menace tant pour la morale religieuse que pour l’unité et l’économie du pays. Un péril qu’islamistes et militaires ont copieusement brandi après l’assassinat, le 1er décembre 2018, de seize ouvriers non papous qui travaillaient à la construction de l’axe routier Trans-Papouasie, dans le district de Nduga (7) (le projet-phare du président Jokowi, qui relie Sorong à Merauke, deux villes distantes de 4 330 kilomètres). D’une ampleur sans précédent, ces meurtres ont été revendiqués par l’Armée de libération nationale de la Papouasie occidentale (TPNPB), l’aile militaire de l’Organisation pour une Papouasie libre (OPM).
[…]
Une fois de plus, les Papous réclament le droit de choisir leur destin, à rebours du simulacre de référendum organisé il y a cinquante ans, en avril 1969. Celui-ci avait été concocté en pleine guerre froide par les États-Unis, qui redoutaient que l’Indonésie, cheffe de file des pays non alignés, ne bascule du côté des Soviétiques. […]
[…] Le sous-sol papou regorge de richesses qui, dès la fin des années 1950, ont attisé la convoitise du géant minier américain Freeport Sulphur (aujourd’hui Freeport-McMoRan). Le président Sukarno, père de l’indépendance, étant assez rétif aux puissances d’argent, son numéro deux, l’ambitieux et très influent général Suharto, cristallisa rapidement les espoirs des parties intéressées. Appuyé par les Américains et par la Central Intelligence Agency (CIA), le coup d’État du 30 septembre 1965 lui permit de renverser Sukarno, tout en massacrant entre 500 000 et 2 millions de communistes (ou supposés tels) (8). Dès avril 1967, le général accordait à Freeport Sulphur le droit de prospecter, à coups d’investissements colossaux, les fabuleux gisements cuprifères et aurifères des mines d’Ertsberg et de Grasberg (plus grande mine d’or et l’une des principales mines de cuivre du monde), aux profits toujours inégalés à ce jour.
Bien que la répression s’accentue, les Papous ne renoncent pas. Aujourd’hui, tous les dirigeants de leurs principales organisations sont arrêtés, tel M. Agus Kossay, président du KNPB ; Internet est bloqué. Les journalistes indonésiens sont surveillés, les défenseurs des droits humains emprisonnés ou poursuivis. L’avocate Veronica Koman, menacée de mort, a dû se réfugier en Australie. […]
Les Papous n’ont aucun droit de regard sur leur avenir et celui de leur terre. […] à la suite de l’exécution des seize ouvriers sur le chantier de l’axe Trans-Papouasie, les militaires ont transformé les villages en torches. À coups de bombes au phosphore blanc, précise l’hebdomadaire australien The Saturday Paper (9). Sur les 100.000 Papous qui vivaient dans le district de Nduga, 45.000 ont dû quitter la région ; 5.000 erreraient toujours dans les terres hostiles et froides des hauts plateaux. Selon les organisations non gouvernementales (ONG), 190 Papous, en majorité des femmes et des enfants, sont déjà morts de faim ou de maladie. Certains ont été assassinés, comme l’attestent cinq corps retrouvés dans une fosse. « Il s’agit d’un nettoyage ethnique, ni plus ni moins », écrit M. Samuel Tabuni, directeur de l’Institut de langue papoue (établi à Jayapura), dans une lettre ouverte au secrétaire général de l’ONU (10). Des faits niés par les autorités, qui n’ouvrent pas pour autant la région à des enquêteurs indépendants.
[…]
Le 23 septembre 2019, une nouvelle émeute embrasait Wamena, la grande ville des hautes terres centrales. Là encore, un professeur aurait traité un élève de « singe ». Selon les autorités locales, trente-trois personnes, parmi lesquelles vingt-cinq migrants de Sumatra ou des Célèbes, auraient trouvé la mort dans des circonstances toujours pas élucidées à ce jour. Beaucoup s’interrogent sur l’origine de ces émeutiers qu’aucun habitant de la ville n’a reconnus (12).
En attendant, près de huit mille Papous et non-Papous ont fui Wamena, les premiers redoutant la répression de l’armée, les seconds la radicalisation de certains Papous. […]
Philippe Pataud Célérier. Le Monde Diplomatique. Titre original : « nettoyage d’éthique en Papouasie ». Source (extrait)
- Cf. Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales, Seuil, Paris, 2011. La Nouvelle-Guinée occidentale, ou Papouasie, regroupe deux provinces indonésiennes : la Papouasie occidentale, qui comprend la partie extrême-occidentale de l’île de Nouvelle-Guinée, et la Papouasie.
- Gerry van Klinken, « Prabowo and human rights », Inside Indonesia, n° 116, Melbourne, avril-juin 2014. Le Timor oriental a accédé à l’indépendance en 2002 et a pris le nom de Timor-Leste.
- Lire Rémy Madinier, « L’Indonésie choisit la démocratie », Le Monde diplomatique, juin 2019.
- « Rally leader named suspect of racially abusing Papuan students », The Jakarta Post, 29 août 2019.
- Cf. Aaron Connelly et Evan A. Laksmana, « Jokowi offers Prabowo a piece of the pie », Foreign Policy, Washington, DC, 31 octobre 2019.
- « 22 terrorist suspects held following Wiranto stabbing incident », The Jakarta Post, 15 octobre 2019.
- Richard Chauvel, « Indonesian infrastructure isn’t quelling desire for independence in Papua », The Strategist, Barton (Australie), 18 décembre 2018.
- Lire Lena Bjurström, « Indonésie 1965, mémoire de l’impunité », Le Monde diplomatique, décembre 2015.
- John Martinkus, « Exclusive : Chemical weapons dropped on Papua », The Saturday Paper, Canberra, 22 décembre 2018.
- Samuel Tabuni, « Urgent international intervention in the Regency of Nduga, Papua Province, Indonesia : Open Letter », West Papua Daily, 11 octobre 2019, https://eng.jubi.co.id
- « Indonesia : Police and military unlawfully kill almost 100 people in Papua in eight years with near total impunity », Amnesty International, 7 janvier 2018.
- Victor Mambor et Syofiardi Bachyul, « Wamena investigation : What the government is not telling us », The Jakarta Post, 28 octobre 2019.
- Lire Noam Chomsky, « Timor-Oriental, l’horreur et l’amnésie », Le Monde diplomatique, octobre 1999.