La comparaison est osée et pourtant la référence est parlante !
Sur le cuirassé Potemkine, l’arrogance des officiers, leur mépris aristocratique et leur brutalité ne sont pas encore parvenus à dégoupiller les matelots. C’est la viande qui va s’en charger. Ou plutôt les vers. Car la viande en est tellement infestée qu’elle pourrait courir toute seule jusqu’au bastingage. On approche du « point de trop » (mais ça l’officier supérieur ne le sait pas encore. Il pense simplement pouvoir ramener l’ordre en aboyant comme d’habitude, en compagnie du médecin-major venu engager son autorité scientifique pour certifier que la viande est parfaite) et que tout retourne à la normale. Gros plan sur la viande : elle n’est que grouillement. Le major : « Ce ne sont pas des vers ».
- Édouard Philippe : « L’ambition portée par ce gouvernement est une ambition de justice sociale (…) Et surtout la seule chose qui compte, c’est la justice (1). »
- Le major : « Cette viande est très bonne, cessez de discuter ».
- Édouard Philippe : « Les femmes seront les grandes gagnantes du système universel de retraites (…) Les garanties données justifient que la grève s’arrête ».
Quand il se dirige vers son point critique, ce qu’il ne découvre toujours que trop tard, un ordre politique ne tient plus symboliquement qu’à un cheveu, ou à un mot (après, bien sûr, il lui reste la police). Or les mots, offenser par les mots, ç’aura été la grande passion de ce pouvoir. On ne pourra pas dire, en cette matière, qu’il ne s’est pas donné du mal. En réalité, il y est allé de bon cœur. C’est que tout dans sa nature l’y poussait. À l’image de son chef évidemment. Car avoir le naturel offensant, c’est vraiment lui. Les « riens », « le costard », « la rue à traverser », « les illettrées », à chaque fois on n’en revenait pas, et à chaque fois on n’avait rien entendu.
Il a ça si profondément en lui que même les promesses (répétées) de s’acheter une conduite ne l’ont jamais désarmé : à ce stade d’incorporation, on se défait pas de soi. Il n’avait pas sitôt promis de ne plus parler à l’emporte-pièce (janvier) qu’il nous donnait du « Jojo le gilet jaune » et du « boxeur gitan qui ne peut pas avoir écrit ça tout seul (puisqu’il est gitan »). À la rentrée de septembre, fini, c’était juré. Mais le 4 octobre déjà il n’adorait pas la pénibilité qui « donne le sentiment que le travail est pénible ».
Il y a cependant un type de propos, qui fera la marque particulière de ce pouvoir dans l’histoire, qui ne relève ni de l’insulte innocente et joyeuse, ni même du mensonge éhonté, mais d’autre chose, infiniment plus vertigineux […]
Édouard Philippe : « Nous proposons un nouveau pacte entre les générations, un pacte fidèle dans son esprit à celui que le Conseil National de la Résistance a imaginé et mis en œuvre après-guerre ».
À ce niveau, dévoyer les mots, c’est conchier les choses. Quand Édouard Philippe s’enveloppe dans le CNR alors qu’il détruit avec une froide méthode tous les acquis sociaux du CNR, il conchie l’histoire politique de la Résistance. Et voilà finalement la marque de ce gouvernement : c’est un gouvernement de conchieurs (2). […]
Partout des conchieurs dans les palais. Buzyn ferme des lits « pour améliorer la qualité des soins » (conchie les malades). Vidal décuple les frais d’inscription des étudiants étrangers « pour mieux les accueillir » (conchie les étudiants étrangers). Pénicaud défait le code du travail « pour protéger les salariés » (conchie les salariés).
Par-delà tous ces offensés, cependant le tableau d’ensemble donne une idée élargie de ce dont il s’agit : ce qui est génériquement conchié, c’est le sens des mots. « Que les mots aient un sens, nous nous en foutons, mais alors totalement ; et nous ferons avec ce que nous voulons ». La question qui suit inévitablement demande ce qu’il est possible de faire « démocratiquement » avec des gens qui ont fait ça de la langue.
Ici, l’imbécillité éditorialiste, qui répète que « la démocratie, c’est le débat, et le contraire de la violence » va bientôt tomber sur un os. Car le débat n’existe pas comme ça du seul fait de mettre en présence des hommes qui font du bruit avec la bouche. C’est d’ailleurs la chose la plus universellement ignorée de l’univers médiatique qui considère qu’il suffit de réunir des gens qui ne pensent pas la même chose pour avoir « un débat ».
Les corridas qui se tiennent sous ce nom, organisées par les médias, où l’inanité le dispute à la foire d’empoigne, convainquent assez qu’il n’en est rien. Pour qu’il y ait un débat, il faut que soient réunies les conditions de possibilité du débat. À commencer par la première d’entre elles : le respect minimal du sens commun des mots.
[…]. Après quoi on se scandalisera que les gens choisissent l’action directe plutôt que « le débat ».
[Ne sommes-nous pas très près -ou n’est-on pas déjà- au] moment Potemkine, […] celui où, sous un abus de trop, la légitimité est détruite par le sentiment du scandale, et avec elle le consentement et ce qui restait de respect. Alors les matelots jettent les officiers à la mer et prennent collectivement les commandes du bateau.
Frédéric Lordon – le blog du monde diplomatique. Source (Extrait – normalement, le texte intégral est en lecture libre)
- Discours du 11 décembre 2019 au Conseil social et économique (CSE).
- Conchieurs. » Celui qui trompe, qui déshonore « .