Égalité et Discrimination

Même en ce dernier jour de 2019 il n’est pas interdit de se poser un certain nombre de questions pratiques, théoriques, et philosophiques, sur l’égalité et l’universalité.

1          Pour introduire ces regards croisés entre la France et les Etats-Unis, il est tentant de citer Tocqueville. Observant les Etats-Unis, l’auteur de La démocratie en Amérique croyait pouvoir y déceler cette passion de l’égalité qui encourage l’individualisme et engendre des risques de despotisme. Aujourd’hui, pourtant, on a le sentiment que c’est en France qu’on est le plus ardemment attaché à l’égalité, tandis que l’Amérique, où l’on croit plus fermement aux bienfaits du marché et de la libre concurrence, serait attachée avant tout à la liberté. Mais cette vision apparaît à son tour comme trop simplificatrice : c’est bien aux États-Unis, après tout, et non dans le giron de l’État providence, qu’a pris naissance l’affirmative action.

2          En réalité, ce ne sont pas tant la liberté et l’égalité qui sont en concurrence que des conceptions différentes de l’égalité, ce qui justifie de revenir ici rapidement sur quelques caractéristiques du « modèle français » d’égalité.

3          Dans la conception française issue de la Révolution, l’égalité est d’abord liée à l’uniformité des règles, que permet leur formulation abstraite et universelle. « La loi […] doit être la même pour tous », énonce la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Les droits de l’homme sont construits sur l’idée d’une humanité abstraite, d’une « nature » humaine commune à tous les individus concrets. Dans cette perspective, la règle de droit, doit rester aveugle aux différences, et l’égalité passe par l’uniformité de la règle applicable : tous les individus, égaux par essence, doivent être traités de façon identique par-delà leurs différences.

4          Il y a donc bien, à cet égard, un « modèle français » d’égalité, même s’il ne fonctionne pas (et n’a jamais vraiment fonctionné) sur ce mode idéal-typique, et même s’il subit aujourd’hui des remises en cause plus ou moins frontales. Car l’universalisme abstrait montre vite ses limites, et il y a longtemps qu’on a pris conscience de ce que l’égalité devant la loi ne permettait pas nécessairement d’assurer l’égalité en fait. L’application uniforme de la même règle à tous peut aboutir à conforter les inégalités. Elle peut aussi placer les membres de groupes minoritaires dans l’impossibilité d’exercer effectivement des droits qui leur sont théoriquement reconnus. Pour réparer ou empêcher ces conséquences inégalitaires, le droit est amené à reconnaître des droits spécifiques aux membres de certains groupes ou catégories sociales. Ce faisant, il renonce non seulement à l’uniformité, mais aussi à l’universalité de la règle, puisqu’il va considérer les individus non plus par rapport à ce qu’ils ont en commun, mais en fonction de ce qui les distingue les uns des autres.

5          Il y a donc un moment où, pour garantir l’égalité (l’égalité des droits ou l’égalité de fait) le droit doit prendre acte des différences. En prendre acte, d’abord, sur le mode de la dénégation, pour imposer, contre ceux qui tenteraient d’y faire obstacle, la jouissance à tous des mêmes droits : tous les dispositifs « anti-discriminatoires » sont ainsi amenés à établir une liste de critères prohibés (la race, l’origine, le sexe, l’orientation sexuelle, etc). Or, nommer ceux que l’on veut protéger contre les discriminations, c’est déjà rompre avec la formulation (mieux (ou pire) encore) contraindre ceux qui réclament la protection de la loi parce qu’ils ont été victimes de discrimination en tant que Noir, Juif, Arabe, ou homosexuel, à faire publiquement état d’une qualité ou d’une appartenance qui (littéralement) leur « colle à la peau ».

L’universalité, obstacle à l’égalité

6          Le droit va aussi prendre acte des différences, de façon positive, pour compenser des inégalités de fait ou lorsqu’il apparaît que la règle universelle, par sa rigidité, risque de priver certains individus de la possibilité effective d’exercer les droits reconnus à tous. Le principe d’égalité, dans ces conditions, se transforme : il n’implique plus nécessairement l’uniformité de la législation et n’impose plus de traiter tous les individus de façon identique ; il s’interprète comme un principe de « non discrimination », c’est-à-dire qu’il proscrit seulement les différences de traitement qui ne sont pas rationnellement justifiées par des différences de situation.

7          On trouve, de fait, dans la législation française une très large gamme de mesures préférentielles qui ont subi avec succès le test de constitutionnalité ou de légalité au regard du principe d’égalité. Les unes visent à réduire l’impact des inégalités socio-économiques – telles la modulation des tarifs des services publics en fonction des revenus ou l’attribution des prestations sociales sous condition de ressources, les autres à compenser les désavantages attachés à certaines situations – c’est le cas des mesures facilitant l’accès à l’emploi des femmes, des handicapés ou des jeunes, ou encore accordant des avantages aux habitants de zones défavorisées.

8          Les bénéficiaires de ce traitement préférentiel ne sont cependant pas les groupes mais les individus : des individus déterminés certes par référence à des catégories, mais des catégories qui correspondent rarement à des groupes d’appartenance stables et préconstitués. Les « catégories » ont quelque chose de conjoncturel, de volatil, d’abstrait qui rassure ; les groupes ont à l’inverse une essence, une substance concrète, une permanence qui inquiètent. De sorte que les différences de traitement fondées sur des différences de situation liées à un état temporaire ou contingent sont plus facilement acceptées que celles qui sont fondées sur des appartenances plus substantielles : prendre des mesures en faveur des jeunes ou des personnes âgées, des mères de famille ou des handicapés, ne pose pas les mêmes problèmes qu’accorder des priorités ou des privilèges aux membres d’un groupe défini par une appartenance ethnique ou religieuse (ou même aux femmes indépendamment de leur qualité de mère… ou de veuve, comme l’a montré l’âpreté du débat sur la parité et la nécessité de modifier la Constitution pour surmonter la résistance du Conseil constitutionnel à toute politique s’apparentant à des quotas).

9          Relevons malgré tout que le modèle français, caractérisé par l’allergie à la prise en compte des appartenances, et plus encore des appartenances ethniques, a été à cet égard souvent pris en défaut. On peut citer (bien oubliés aujourd’hui) les quotas de recrutement instaurés entre 1956 et 1960 au profit des « Français musulmans d’Algérie » pour l’accès à la fonction publique et à la magistrature, mais aussi, plus près de nous, la prise en compte du critère « ethnique » dans les territoires d’outre-mer. Ainsi, en Nouvelle Calédonie, avant même que les accords de Nouméa, entérinés par une réforme constitutionnelle, n’autorisent à pratiquer une forme de « préférence calédonienne » pour l’accès à l’emploi et l’exercice du droit de vote, les contraintes de la cohabitation entre Kanaks et Européens ont conduit à tenir compte de l’appartenance ethnique pour organiser le découpage électoral ; de même a été autorisée la collecte des données relatives à l’origine dans le cadre du recensement, parce qu’on avait bien conscience que des politiques sociales et économiques qui ne tiendraient pas compte de l’existence de ces clivages ethniques et des inégalités qui leur sont liées ne pouvaient qu’être vouées à l’échec.

10        Ajoutons, pour terminer sur ce point, que lorsque le législateur met en place des mesures préférentielles prenant appui sur le territoire (cas des ZEP, mais plus généralement de tous les dispositifs imaginés dans le cadre de la politique de la ville), on sait bien qu’il s’agit aussi, et même surtout, de cibler des catégories de population qui ne se caractérisent pas seulement par un faible niveau socio-économique mais aussi par le poids prépondérant des personnes issues de l’immigration.

11        À l’heure où l’on constate la persistance des discriminations fondées sur l’origine qu’on ne parvient pas à éradiquer avec les moyens classiques, à l’heure où, sous la pression du droit communautaire, la lutte contre toutes les formes de discrimination est inscrite sur l’agenda politique, de plus en plus de doutes sont exprimés quant à la validité du « modèle français d’égalité ». On continue, certes, à brandir l’affirmative action à l’américaine comme un épouvantail, mais on s’efforce en même temps de trouver la voie de « discriminations positives à la française ». La question est posée aujourd’hui, non seulement aux hommes politiques mais aussi aux juristes et aux sociologues, qu’ils soient praticiens ou chercheurs : comment lutter contre les discriminations ethniques sans prendre en compte des données ayant trait à l’origine ? Mais comment prendre en compte ces données sans courir le risque de figer les appartenances, d’enfermer les individus dans des catégories éventuellement stigmatisantes ? Question complexe, en forme de dilemme, qu’illustre de façon emblématique le débat autour des « statistiques ethniques ».

L’universalité, aux prises avec la diversité

12        En dehors même des cas où elle aboutit à entériner des inégalités de fait, l’application uniforme de la même règle à tous peut aussi produire des effets discriminatoires à l’égard des individus qui appartiennent à des groupes minoritaires. Le droit est alors amené à prendre en compte cette appartenance et à reconnaître des droits spécifiques aux membres de ces groupes, non plus de façon limitée dans le temps, comme dans le cas des mesures préférentielles destinées à redresser une situation qu’on espère temporaire, mais de façon permanente. Car l’ignorance délibérée des appartenances minoritaires sous couvert de respecter l’universalité de la règle de droit risque, si elle est poussée jusqu’à son terme, d’entraver l’exercice de certaines libertés fondamentales. Les membres de ces minorités en effet, revendiquent d’abord l’égalité, c’est-à-dire le droit d’être traités comme l’ensemble des autres habitants ; mais ils revendiquent aussi des droits en tant que membres de cette minorité, tels que la liberté religieuse ou le libre usage de la langue maternelle, et finalement le droit de préserver leur identité.

13        Même lorsque, comme en France, l’existence de minorités est par hypothèse récusée, le principe d’indifférence finit par être battu en brèche. Il n’est pas besoin de pousser très loin l’investigation pour s’apercevoir que la loi et la jurisprudence non seulement tolèrent mais reconnaissent la légitimité des différences de traitement justifiées par l’appartenance à un groupe constitué qui se vit subjectivement ou apparaît objectivement comme minoritaire au sein de la collectivité nationale. Et le phénomène ne peut aller qu’en s’accentuant dans une société confrontée au « multiculturalisme », contrainte de tenir compte de la diversité qui en découle.

14        L’attitude de l’État par rapport à la religion fournit l’illustration la plus visible du caractère inéluctable, même dans un pays qui se revendique de la laïcité, de la prise en compte des appartenances religieuses. Car si la laïcité est d’abord un principe d’indifférence, si la liberté religieuse suppose la parfaite neutralité de l’État (mais aussi des personnes privées, à commencer par les employeurs) à l’égard des croyances et convictions, elle impose aussi, en sens inverse, dans certaines circonstances, de prendre en considération ces croyances pour garantir la liberté de conscience des membres des groupes minoritaires.

15        Le droit s’adapte donc, à des degrés divers, à la diversité des croyances et des appartenances : les prescriptions impératives de la législation étatique peuvent s’effacer ou s’assouplir lorsqu’elles entrent en conflit avec les prescriptions religieuses. Ainsi, la réglementation de l’abattage des animaux de boucherie, qui impose l’obligation de l’étourdissement des animaux avant la mise à mort, prévoit une série d’exceptions au rang desquelles figure l’abattage rituel. De même, alors que le calendrier des fêtes légales est en pratique calqué sur le calendrier chrétien (ce qui montre bien que la règle soi-disant universelle ne l’est pas réellement…) les membres des autres confessions peuvent être autorisés à s’absenter de leur travail les jours de fêtes religieuses juives ou musulmanes. On constate toutefois que ce système de dérogation au cas par cas n’est pas parfaitement satisfaisant : d’une part, il n’est pas fondé sur la reconnaissance d’un droit, mais d’une simple tolérance ; d’autre part, il contraint celui qui veut en bénéficier à revendiquer son appartenance à un groupe minoritaire.

16        Mais la question qui se pose aujourd’hui avec de plus en plus de force est de savoir jusqu’à quel point on accepte de consentir des dérogations à la règle commune. Les Québécois ont répondu par la formule des « accommodements raisonnables ». L’intensité des controverses nées en France autour de la question de l’assiduité scolaire, du foulard islamique ou, plus récemment, du port du turban par les Sikhs, montre la difficulté d’aboutir ici à un consensus.

17        Et ceci nous renvoie à un constat plus général qui ressort aussi bien de l’expérience américaine que de l’exemple français : l’équilibre est décidément délicat à trouver entre l’idéal universaliste et la prise en compte des différences. L’universalité abstraite, fondée sur le principe d’indifférence (la colorblindness), peut entraver la véritable universalité des droits au point d’apparaître comme l’alibi de tous les renoncements et une pure et simple hypocrisie. Mais, inversement, toute officialisation par le droit de l’existence des groupes, toute cristallisation des différences, comporte des risques : le risque de figer les appartenances et les identités, à force d’insister non plus sur ce que les individus ont en commun mais sur ce qui les distingue les uns des autres (l’origine, la religion, le sexe, l’orientation sexuelle…) ; le risque, également, d’enfermer dans leur différence et leur statut à part les membres du groupe minoritaire ou défavorisé, et de renforcer par là-même la stigmatisation dont ils sont l’objet.


Danièle Lochak est professeur de droit public à l’Université de Paris X-Nanterre, Directrice de l’École doctorale de Sciences juridiques et politiques, directrice du CREDOF (Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux), et responsable d’un DEA « Droits de l’homme et libertés publiques ». Source


Une réflexion sur “Égalité et Discrimination

  1. bernarddominik 31/12/2019 / 13h21

    Le conseil constitutionnel a une lecture très large de la constitution, n’oublions pas qu’il n’est pas constitué de juristes, ni élu, il est choisi par le pouvoir politique.
    Dispenser les uns d’impôt n’est pas, pour lui, une discrimination, le fait que le parlement puisse se voter des avantages financiers, contrairement à la séparation des pouvoirs, ne le gène pas, que les énarques qui ont quitté la fonction publique voient leurs droits à retraite publique se prolonger, le fait que les politiques puissent cumuler emploi et retraite au delà du plafond légal, toutes ces entorses à l’égalité devant la loi ne le gène pas.
    On voit bien que sa lecture de la constitution est au service de la caste dont ses membres font partie.
    Pour moi il n’a plus aucune légitimité.
    Il est discrédité.

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