L’écrit d’un humble hommage.

Elsa Cayat (*).

En séance, au restaurant, en voiture ou en réunion, Elsa pouvait bondir, couper son interlocuteur et lui crier : « Ouaaaais, voilaaaa, c’est ça, voilà ! » Dans « Une minute quarante-neuf secondes », au chapitre consacré à la chroniqueuse de « Charlie Divan », Riss rend compte très justement de cette parole explosive.

C’est le dessinateur qui fait revivre la psychanalyste. Sans pathos, comme dans les autres chapitres du livre. La précision du portrait est chirurgicale. (C’est un livre qui procède à une découpe du réel du massacre, à l’inverse d’un récit qui tenterait de rendre compte de la «réalité», avec ta charge du pathos associée.)

Quel rapport avec la psychanalyse? me direz-vous. IL se trouve que Freud compare la technique psychanalytique avec La chirurgie. Parce que le dispositif qu’il a inventé vise à enlever de ta jouissance pathologique au symptôme, là où les psychothérapies s’attachent à ajouter du sens (alors qu’il y en a souvent déjà beaucoup trop, du sens).

Freud compare la psychothérapie avec la peinture, qui procède per via di porre (en ajoutant de La matière), et compare la psychanalyse avec la sculpture, qui procède per via di levare (en enlevant de la matière).

Dans le même chapitre d’Une minute quarante-neuf secondes, il y a une trouvaille qui montre qu’une interprétation est souvent un trait d’esprit. Riss raconte qu’Elsa lui parlait souvent de sa fille, en répétant : « C’est une merveille, c’est une merveille! » Et Riss d’ajouter qu’il aurait eu envie de lui répondre : « Tu n’en reviens pas d’avoir une telle fille et, à travers elle, c’est toi la mère que tu encenses. Tu prononces merveille, mais tu penses je suis la mère qui veille sur sa fille. » Un bon exemple de ce que peut produire une découpe du signifiant.

Pourquoi est-ce là une lecture super freudienne? (qui, je pense, aurait fait éclater de rire Elsa).

Parce que effectivement on dit souvent autre chose que ce qu’on pensait dire. Autrement dit : on parle de quelque chose, et ça raconte autre chose. Il y a une coupure radicale entre celui qui parle et son dire, c’est ce que Freud a soutenu, et c’est ce qui a déplu.

Et c’est ce que tous les praticiens de la psychanalyse continuent à porter, au grand dam des experts de tout poil, qui n’aiment pas du tout l’idée qu’on puisse être empêtré dans le langage, et qu’on ne puisse pas tout contrôler. (J’avais écrit trou contrôler : voilà, si on ne peut pas tout maîtriser, c’est parce qu’on se prend les pieds dans les trous du refoulement. Parce que, comme disait le grand Jack Claquant, l’inconscient est structuré comme un langage).

Les mères veillent sur leurs filles, donc. Et de veiller à surveiller, il n’y a qu’un pas. Dans « Écrire », publié en 1993, Marguerite Duras raconte que sa maison à Neauphle-le-Château donne sur un étang et sur l’école du village. Elle écrit : « Quand l’étang est glacé, il y a des enfants qui viennent patiner et qui m’empêchent de travailler. Je les laisse faire, ces enfants. Je les surveille. Toutes les femmes qui ont eu des enfants surveillent ces enfants-là, désobéissants, fous, comme tous les enfants. »

Voilà, Elsa était assez connectée avec l’infantile, avec le gosse existant en elle, pour pouvoir crier comme un enfant qui veut se faire entendre. On lui doit aussi d’avoir provoqué cette phrase de Delphine Horvilleur : « Dieu est athée […] il est peut-être déjà sur le divan d’Elsa. »


Yann Diener. Charlie hebdo. 18/12/2019


*) La seule femme parmi les douze victimes des terroristes était psychiatre. Une tornade, le rire aux lèvres, la liberté comme un chemin de vie. Elle tenait deux fois par mois dans l’hebdomadaire satirique une chronique intitulée « Charlie Divan ».

4 réflexions sur “L’écrit d’un humble hommage.

  1. Jean-Pierre LACOMBE 22/12/2019 / 12h55

    Charlie hebdo et Yann Diener: deux lectures indispensables par les temps qui courent… à leur perte?
    Merci pour cet article

    • Libres jugements 22/12/2019 / 13h54

      bonjour Jean-Pierre,

      Permettez que je m’interroge sur votre commentaire … si vous pouviez préciser votre fond de pensée sur … après les trois petits points de suspension « à leur perte ? »

      Merci d’avance pour une réponse
      Fraternellement
      Michel

  2. Jean-Pierre LACOMBE 22/12/2019 / 14h41

    Oui, je veux dire qu’il semble actuellement que notre mode de vie, de consommation, de rapport à l’autre, à la nature nous conduisent sinon à notre perte, du moins à une impasse. Le point d’interrogation signifie que je ne suis pas totalement pessimiste, L’effondrement de notre civilisation industrielle que prédise les collapsologues est peut être un réel espoir de bâtir autre chose. Je n’y crois guère mais je me plais à l’imaginer.

    Bonne journée

    • Libres jugements 22/12/2019 / 15h14

      Merci Jean-Pierre pour vos précisions. En effet la formule première que vous aviez adoptée pouvait laisser penser qu’il s’agissait que : « Charlie hebdo et Yann Diener » couraient à leur perte.

      Je suis en parfait accord avec votre deuxième commentaire et pense comme vous qu’il est possible d’établir une autre société que celle proposer par le libéralisme industriel et le commerce international, actuel.
      Mais je ne souhaiterais pas qu’il y ait méprise et n’entend pas pour autant la venue d’une société dictatoriale ou collectiviste ; juste une société qui soit beaucoup plus équitable en droit et devoir envers chacun.
      Très cordialement
      Michel

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