Le plus long mouvement social des dernières décennies en France

Un an avec les « gilets jaunes » d’Ardèche

Surgi en novembre 2018, le mouvement des « gilets jaunes » poursuit ses mobilisations, inégalement suivies. […] Déjà déstabilisé l’année dernière, le pouvoir redoute que sa réforme des retraites ne rallume le feu sous les braises.

« Cest triste… Ça n’a plus rien à voir. »

Nicole promène un regard désolé sur le rond-point de Massibrand (1), un temps occupé par des « gilets jaunes » d’Ardèche. Le mistral de janvier fait claquer une maigre banderole au-dessus de quelques palettes entassées. « On a dû se déplacer sur le terrain d’un propriétaire privé, mais il est à l’écart de la route. On est moins visibles, donc ça nous a fait perdre des gens. » […]

Le temps de l’organisation

En détruisant ces nouveaux lieux de sociabilité, ardemment défendus par leurs occupants, les autorités ont renoué avec une vieille habitude (et une connaissance acquise au fil de l’histoire sociale) : s’attaquer aux endroits où les classes populaires se rassemblent les empêche de s’organiser. Pour l’éviter, il s’agissait aussi d’intervenir en amont auprès des « leaders ». C’est ainsi que, dès la fin du mois d’octobre 2018, les administratrices de l’événement du 17 novembre sur Facebook furent victimes de campagnes téléphoniques d’intimidation à l’origine douteuse. « C’étaient des appels bizarres, raconte Stéphanie, qui donnaient des informations en provenance de la même personne : “quelqu’un de la garde rapprochée de Macron”. L’idée, c’est qu’il fallait tout arrêter, que Macron allait précipiter le pays dans la guerre civile et qu’on serait les premières à tomber. » De tels procédés firent forte impression sur ces primo-militantes (des femmes, pour la plupart) et aboutirent au retrait de la majorité d’entre elles. [Nous pensons que cette dernière remarque n’est qu’une interprétation toute personnelle de l’auteur de l’article, tout au moins nous ne pensons pas qu’elle ait eu une grande influence sur la suite des événements. MC]

[…] Loin des lanceurs de balledonné : « Je veux me battre contre la violence. »

[ Étrange … cette façon de « vouloir se battre contre la violence ? ». MC]

Ce mot d’ordre ne figure pas dans les quarante-deux revendications nationales des « gilets jaunes », que Vanessa sépare en deux volets : « L’économie, parce qu’on ne peut plus attendre ; et la démocratie, parce que, si on ne se blinde pas, ils nous lâchent un truc aujourd’hui et ils nous le reprendront demain ! Mais, attention, c’est le frigo d’abord ! »

[…]

Livrés à eux-mêmes, les « gilets jaunes » y fonctionnent en comité restreint : quelques personnes réunies sur des bases affinitaires concoctent actions, réflexions et tracts dans le secret d’une pièce, avant de les présenter à tous comme finalisés. Ce mode d’organisation suscite rapidement des tensions dans le public, dont une bonne partie quitte le mouvement. Puis les désaccords gagnent le comité lui-même, qui explose en diverses fractions. Patiemment, seule, dans une ville lointaine, Évelyne rappelle « les trucs de base » : l’histoire longue des divisions, la nécessité de l’unité, de l’organisation…

Premières divisions

S’organiser. Sans le comité restreint, insensiblement, trois groupes se forment à Férenches. Deux, très minoritaires, s’opposent dès le mois de janvier. Constitué de plusieurs cadres, hommes actifs ou à la retraite, le premier souhaite faire des manifestations du samedi une sorte d’événement à la fois festif et identitaire (tolérant uniquement les « gilets jaunes »). Cette routinisation et ce repli lui sont reprochés par le second, nettement plus enclin à rechercher des actions radicales, nouvelles, à rallier d’autres soutiens au mouvement. Ce groupe est largement animé par des femmes seules et précarisées.

Entre les deux, plusieurs dizaines de personnes dont le cœur balance. « Le pire, se souvient Audrey, c’est qu’au départ on était tous main dans la main ! Les deux groupes, on passait nos soirées ensemble ! On dansait, on faisait la fête… Je ne comprends pas ce qui s’est passé. » Plus étrange encore : au début du mouvement, la plupart des membres de ces deux groupes votaient pour le Rassemblement national (RN) ; les préférences politiques n’étaient donc pas un motif de divergence. « Ces mecs n’étaient pas de notre monde, en réalité, analyse Anne. Dès le début, ils disaient que ça allait bien pour eux, qu’ils étaient propriétaires de leurs baraques, qu’ils pouvaient partir en vacances, mais qu’ils nous soutenaient… »

C’est en fait la classe sociale d’appartenance qui a déterminé les préférences de chacun et la forme de son engagement dans le mouvement. Elle a aussi scellé la mise en minorité durable du groupe des cadres, ainsi que la prise de distance avec les thèses du RN. Le groupe issu des classes populaires a identifié celui-ci comme un ennemi après avoir découvert progressivement qu’il était à la fois un parti d’ordre (le RN s’est opposé à l’amnistie des « gilets jaunes » condamnés) ; il a soutenu la répression (et libéral) il n’est pas favorable à l’augmentation du smic. À l’inverse, ces mêmes thèses répressives et libérales ne gênaient pas le groupe plus favorisé, qui réprouvait les manifestations violentes et dont la motivation essentielle pour voter RN était l’immigration (un thème qu’il a tenté en vain d’importer dans le mouvement).

La dynamique des débuts commençant à s’essouffler, on se met à regarder ailleurs. En décembre 2018, le premier « appel de Commercy » (du nom d’une commune de la Meuse) est lancé pour créer une coordination au niveau national.

Plus de quatre cents « gilets jaunes » venus de toute la France se rendent fin janvier à cette « assemblée des assemblées », bientôt suivie par d’autres. Cette initiative a d’abord peu d’écho en Ardèche.

Fin janvier, Commercy ne voit arriver aucun mandaté du département, contrairement à Saint-Nazaire en avril et Montceau-les-Mines en juin. « On ne comprend pas ce qu’ils veulent faire, soupire Claire quelque temps après Commercy. Leurs comptes rendus font quinze pages… Et discuter un week-end entier alors que c’est à ce moment-là qu’on se mobilise ? En plus, dans notre groupe, les deux mandatées pour Saint-Nazaire sont une prof d’université et une autre qui paye l’impôt sur la fortune… » Ces mêmes mandatées sont arrivées dans le mouvement obsédées par l’appel de Commercy, quand d’autres le quittent pour cause de famille délaissée, de peur de la répression, d’absence de débouchés immédiats à la lutte…

Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) occupe un temps les esprits : présenté comme une solution clés en main pour résoudre tous les problèmes, […]

 […]

La leçon écologiste est, un temps, un sport largement pratiqué : Nathalie et Brigitte entreprennent de verdir les « gilets jaunes » de Salettes. « Ce qui est important, discourt Nathalie au printemps, c’est la rotation des cultures, et surtout, surtout, de mettre du fumier. Sinon la terre meurt. Et pas d’engrais de synthèse, jamais, c’est polluant ! » De son côté, Brigitte insiste sur les bienfaits de la permaculture, avec une brochure explicative. L’assemblée écoute attentivement, longuement — jusqu’à ce que Noël, puis Marcel, Guy et Pascal répondent timidement que, en tant que fils de paysans, ils pratiquent le tout depuis quelque quarante ans dans leurs jardins…

Il arrive toutefois aux militants politiques de mesurer ce qu’ils auraient gagné à écouter davantage : « Les quarante-deux revendications des “gilets jaunes” étaient extrêmement pertinentes. On les a eues quasiment au début du mouvement, note Émilien, longtemps engagé au Parti de gauche. Les formations de gauche auraient dû les reprendre immédiatement, sans discuter, parce que c’était un véritable programme de transition, et il émanait du peuple. » […]

Faire son marché

Le simple mot de « transition » aurait pourtant eu l’immense mérite d’offrir des perspectives. Le mouvement en manque cruellement, une fois le constat fait que la « convergence des luttes » demeure un mot d’ordre incantatoire. […]

« Au début, on a cru qu’on pouvait tout avoir, se remémore Amandine. Puis le mouvement a commencé à s’essouffler, et là on s’est mis à lire de tous les côtés. En te renseignant, tu te rends compte que ce n’est pas seulement Macron qui est en cause. Il y a l’Union européenne, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce… C’est tout un système économique et politique, en fait, le capitalisme, qui est hyper organisé, puissant, qui dure depuis très longtemps… » Et qui s’avère coriace. Faute de perspectives politiques, de pensée tactique ou stratégique, les enjeux se resserrent alors souvent autour de querelles interpersonnelles.

[…]

« J’ai trouvé ! » Pendant qu’elle observait une pause dans la mobilisation, Amandine cultivait son jardin. « Ils nous ont par les crédits, les dettes… Le pognon. Donc, il faut qu’on refasse tout, mais sans !

— Refaire quoi ?

— Tout ! D’abord, assurer le matériel, le concret, tout ce dont les gens ont besoin. Un coup de main pour remplir les dossiers administratifs, amener un peu d’aide alimentaire, des vêtements… Et, derrière, assurer le culturel, parce qu’on n’y a jamais accès : donner des cours de danse, de musique, se cotiser pour une séance au cinéma, faire deux heures de sport collectif par semaine… Le truc qui réunit tout ça, c’est qu’on ne veut pas de leur fric. Le seul qu’il y aura, c’est le nôtre, et on ne fera pas de profit ! »

L’idée d’Amandine fait son chemin : elle a déjà entraîné Agathe, Juliette et d’autres amies dans son sillage. Elle n’est pas neuve : c’est celle des maisons du peuple, dont la fondation a préludé à la naissance de la CGT, puis à l’éclosion des partis de masse. Pour ancienne qu’elle soit, elle vit singulièrement dans les discussions enflammées de ces jeunes femmes suggérant leur dégoût de l’électoralisme et leur envie de voir des organisations se soucier de l’existence concrète des gens. « Ils reprennent tout de zéro », répète Nicolas, que l’initiative ébouriffe : cette étape de jeunesse du mouvement ouvrier leur est venue seule, sans la médiation de livres d’histoire ni d’aucun militant…

À l’état embryonnaire pour l’instant, cette proposition est loin d’être isolée : la lutte infuse.

  • Quelques « gilets jaunes » se sont engagés dans la campagne pour le référendum d’initiative partagée contre la privatisation d’Aéroports de Paris.
  • D’autres ont radicalement changé leurs habitudes de consommation, bâtissent poulaillers et cages à lapins, défrichent des jardins après s’être débarrassés de leurs téléviseurs…
  • D’autres, enfin, se lancent dans des combats locaux : « On nous a annoncé une fermeture de classe pour l’année prochaine. En temps normal, j’aurais baissé les bras tout de suite, raconte Julie. Là, il y avait eu les “gilets jaunes” entre-temps : je suis rentrée tête baissée dans la bataille ! Moi, hypertimide avant, je suis allée voir les gens, j’ai fait signer des pétitions, rencontré les politiques… Et puis, j’avais appris la stratégie, et surtout, je n’avais plus peur. Moralité : on a gagné ! »

Gagné la fin d’une terrible solitude, aussi : si la fraternité des ronds-points est un souvenir, elle a existé, et chacun s’est reconnu dans l’autre qu’il croyait étranger. […]


Pierre Souchon-Journaliste. Le Monde Diplomatique . Titre original : « Un an avec les « gilets jaunes » d’Ardèche ». Source (Extrait)


  1. Pour accepter de témoigner dans cette enquête au long cours, les personnes interrogées ont requis le plus strict anonymat. Tous les prénoms ont été modifiés, certains noms de lieux sont fictifs.

Soyons bien d’accord, il s’agit de l’analyse personnelle du journaliste Pierre Souchon, d’un événement certes national, mais observée uniquement au travers du prisme du « mouvement » gilets jaunes ardéchois.

D’autre part. Pour notre part et analyses, pour bien connaitre certains des protagonistes, leurs comportements et postures habituels au seing de la communauté des villages 07, avoir vu leurs comportement, parfois démêles dans le cadre du mouvement « gilets jaune » en Ardèche,la façon dont ils ont manifesté et évolué; avoir patienté dans leurs barrages et essayer de dialoguer lorsqu’il était possible de le faire avec certains; nous pouvons sans crainte affirmer, (du moins pour le secteur que nous connaissons… et dans les petites villes tout le monde connait les comportements des uns et des autres, sont biens connus), qu’ils ne furent avant tout, inspirée par l’idéologie anarchique (voire encadrés par quelques uns), et qu’il en résulte aucune volonté de trouver; ni revendications communes, ni propositions allant vers une société équitable en droit et en devoir, juste la démolition de la démocratie, l’instauration du chacun pour soi .

Nous pensons d’ailleurs, que c’est la raison pour laquelle ce mouvement s’est d’abord divisé au niveau national, en « sortant » des revendications premières (d’une grande justesse), en se fourvoyant dans celles qui suivirent, uniquement guidées que par une volonté répulsive envers tout ce qui représentait l’ordre civil et les fonctions démocratiques.

Il nous semble dommageable que ce mouvement n’est pas abouti à un changement (au moins en grande partie) du système libéral, ce système actuellement orchestré de main de maître par la finance internationale, les systèmes bancaires et son dévoué serviteur, locataire temporaire de l’Élysée. MC

2 réflexions sur “Le plus long mouvement social des dernières décennies en France

  1. tatchou92 02/11/2019 / 10h02

    Bien vu !

  2. fanfan la rêveuse 03/11/2019 / 8h43

    « Au début, on a cru qu’on pouvait tout avoir, se remémore Amandine. Puis le mouvement a commencé à s’essouffler, et là on s’est mis à lire de tous les côtés. En te renseignant, tu te rends compte que ce n’est pas seulement Macron qui est en cause. Il y a l’Union européenne, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce… C’est tout un système économique et politique, en fait, le capitalisme, qui est hyper organisé, puissant, qui dure depuis très longtemps… » Et qui s’avère coriace. Faute de perspectives politiques, de pensée tactique ou stratégique, les enjeux se resserrent alors souvent autour de querelles interpersonnelles.

    Une certitude ! Le gros souci des français le nombrilisme dans ce mouvement des gilets jaunes le manque d’un leader, d’un seul !
    L’inaction de notre gouvernement a permis les dérives que nous avons connu, au fil du temps cela ne pouvait aller qu’à l’échec…Belle stratégie Mr Mme du gouvernement !

    Très belle analyse de ce mouvement qui marquera notre histoire mais qui a divisé les français en 2 camps, « les gilets jaunes » qui souffrent malgré leur travail et les mieux rémunérer qui eux ne supportent plus d’être taxés et accusent les sociaux. Quelle triste constat !

    Bon dimanche Michel !

Les commentaires sont fermés.