Une justice américaine sous influence

[…] … l’affaire Jeffrey Epstein, ce multimillionnaire accusé de trafic de mineures et qui s’est suicidé dans sa cellule le 10 août 2019, constitue davantage qu’un scandale sexuel : c’est un cas d’école qui révèle les failles béantes de la justice pénale américaine.

Figure en vue du gratin de Floride […] Epstein a fait fortune en gérant les actifs de milliardaires. Que ce soit dans sa résidence de New York, réputée l’une des plus grandes de la métropole, ou ses villas de Palm Beach, Santa Fe et des îles Vierges américaines, il s’affichait aux côtés de vedettes du show-business (les acteurs Kevin Spacey et Chris Tucker, la publicitaire Peggy Siegal…), de journalistes de télévision (Charlie Rose, Barbara Walters, Mike Wallace…), mais aussi d’hommes de pouvoir de tous bords, comme l’ancien président William Clinton, qui l’aurait accompagné dans de nombreux voyages, le prince Andrew d’York ou encore l’ex-premier ministre israélien Ehoud Barak — sans oublier, bien sûr, une vedette de la télé-réalité qui allait bientôt atterrir à la Maison Blanche.

Tous se disaient fascinés par l’intelligence hors norme de cet homme parti de rien, parvenu à se hisser au sommet sans un seul diplôme en poche. Aimant à se définir comme un intellectuel, Epstein versait de généreuses donations à l’université Harvard et à d’autres institutions.

Ami de M. Lawrence Summers — ancien secrétaire au Trésor de M. Clinton devenu président de Harvard, puis conseiller économique de M. Barack Obama —, ainsi que de plusieurs Prix Nobel et du professeur de droit Alan Dershowitz (1), Epstein a également financé plusieurs programmes de recherche, si bien qu’on pouvait dire de lui qu’il « collectionnait » les scientifiques.

Un accord secret avec les procureurs

Sa prédilection pour les jeunes filles était connue dès le début des années 2000 : à l’époque, la presse à sensation surnommait déjà son avion privé le « Lolita Express ». En 2002, M. Trump confia à un journaliste : « Je connais Jeff depuis quinze ans. C’est un mec génial. On s’amuse beaucoup avec lui. On dit qu’il aime les belles femmes autant que moi, et beaucoup entrent plutôt dans la catégorie “jeunes”. Il n’y a pas de doute, il aime sa vie sociale. »

Cinq ans plus tard, Epstein fut accusé d’avoir mis sur pied un système très élaboré de trafic de mineures, pour la plupart issues de milieux sociaux défavorisés. Alors qu’il encourait la prison à perpétuité, l’homme d’affaires scella un accord secret avec les procureurs fédéraux de Floride.

Il s’agissait d’un accord de non-poursuite (non-prosecution agreement) lui permettant de faire face à des chefs d’accusation allégés — une démarche parfaitement légale. En 2008, Epstein plaida donc coupable pour racolage de mineures (moins grave que le trafic de mineures) et négocia une peine de prison de dix-huit mois, ainsi que l’immunité judiciaire pour ses complices. Il purgea sa peine dans des conditions particulièrement favorables, obtenant notamment le droit de se rendre à son bureau six jours par semaine. Aucune de ses nombreuses victimes ne fut informée de l’accord passé avec les procureurs, alors même qu’une loi l’impose.

Dans un État comme la Floride, réputé pour sa sévérité en matière de crimes sexuels, la mansuétude dont a bénéficié Epstein peut étonner. Pour la comprendre, il faut se pencher sur une particularité de la justice pénale américaine : le rôle prépondérant du procureur. En théorie, dans ce système où le taux d’incarcération est l’un des plus élevés du monde (700 prisonniers pour 100 000 habitants), la procédure pénale est bâtie sur une confrontation entre les pouvoirs publics, représentés par un procureur, et l’accusé, représenté par un avocat.

Au cours du procès, le juge se prononce sur les questions de droit, et le jury sur les questions de fait. Cependant, l’un et l’autre se bornent aux faits et aux arguments de droit mis en avant par les deux parties. Autrement dit, le juge n’a généralement pas de pouvoir indépendant d’investigation : c’est aux parties de lui présenter les éléments qu’il pourra prendre en considération.

La symétrie entre procureur et avocat est surtout théorique. Dans la pratique, c’est le procureur qui définit les chefs d’accusation et qui a toutes les cartes en main. Il dispose des énormes moyens de l’État et contrôle le déroulement du processus grâce à son pouvoir discrétionnaire (prosecutorial discretion).

[…] … les prérogatives exorbitantes des procureurs donnent lieu à des pratiques qui choquent souvent les observateurs étrangers : conférences de presse incendiaires, surenchère dans la rigueur avant les élections à ce poste, concours sordides, comme dans le Tennessee, où le procureur le plus sévère remporte le « prix du Marteau »… Sans parler des humiliations subies par les accusés, systématiquement photographiés lors de leur arrestation. Ces images, considérées par la police et les procureurs comme étant d’intérêt public, peuvent être utilisées par des tiers et publiées en ligne, au mépris de la présomption d’innocence. Dans de nombreux États, les sites Internet concernés sont autorisés à réclamer de l’argent à l’accusé qui souhaiterait voir retirer sa photo.

Enfin, pour les procureurs les plus en vue, de lucratives carrières au sein de prestigieux cabinets d’avocats peuvent se profiler. Ce pantouflage, très répandu, est largement accepté, et les clients sont prêts à payer le prix fort pour s’adjoindre les services d’un conseil maîtrisant tous les arcanes du système. Si les règles de déontologie interdisent à ces avocats reconvertis de travailler sur des cas qu’ils ont suivis en tant que procureurs, rien ne les empêche de s’impliquer dans d’autres affaires, quitte à se retrouver face à leurs anciens collègues — lesquels, parfois, leur doivent leur carrière (7). Le pantouflage fonctionne d’ailleurs dans les deux sens : nombre de procureurs fédéraux ont commencé dans l’un de ces grands cabinets d’avocats.

[…]… Comme le révèle, dix ans après les faits, un article du Miami Herald (8), les procureurs ont été dépassés (et impressionnés) par le pouvoir d’Epstein. Les courriels exhumés par la journaliste témoignent de l’immense déférence dont ils faisaient preuve à l’égard des avocats de la défense — tout le contraire de ce que vivent la majorité des inculpés, affrontant des procureurs intransigeants et acharnés. Si les avocats d’Epstein se sont montrés agressifs, rien ne semble toutefois suggérer qu’ils aient agi illégalement. Quand paraît l’article, M. Acosta est devenu ministre du travail de M. Trump, chargé, entre autres responsabilités, de la répression du trafic sexuel… Après avoir résisté pendant quelques mois, il cède à la pression publique et finit par démissionner, en juillet 2019, peu après l’ouverture par le ministère de la justice d’une enquête sur les conditions d’octroi de l’accord.


[…]Francis Pryer – Avocat – Le monde Diplomatique. – Titre original : « Ce que révèle l’affaire Epstein ». Source (Extrait)


Compte tenu de l’extrait il probable que des ref. soient manquantes.

  1. Zoe Greenberg, « How Jeffrey Epstein made himself into a “Harvard man” », The Boston Globe, 11 juillet 2019.
  2. Nicole Flatow, « Federal judge agrees overworked public defender amounts to a “warm body and a law degree” », ThinkProgress, 5 décembre 2013.
  3. Lire Raphaël Kempf, « “Prions pour notre shérif et sa victoire aux élections” », Le Monde diplomatique, décembre 2015.
  4. Cf. le rapport spécial de Human Rights Watch, « An offer you can’t refuse : How US federal prosecutors force drug defendants to plead guilty », 5 décembre 2013.
  5. Lucian Dervan, « The injustice of the plea-bargain system », The Wall Street Journal, New York, 3 décembre 2015.
  6. Anthony Kennedy, discours prononcé lors de la réunion annuelle de l’American Bar Association, 9 août 2003.
  7. Harvey Silverglate, « The revolving door at the Department of Justice », Forbes, New York, 22 juin 2011.
  8. Julie K. Brown, « How a future Trump cabinet member gave a serial sex abuser the deal of a lifetime », The Miami Herald, 28 novembre 2018.

Une réflexion sur “Une justice américaine sous influence

  1. fanfan la rêveuse 02/10/2019 / 07:31

    Bonjour Michel,
    Cela vous étonne, vous qui dénoncez tant les choses. En justice comme en santé il y a deux vitesses, celle des modestes et celle des puissants…Le mesure semble bien plus marquée en Amérique, mais au faite savons nous vraiment ou nous en sommes en France ?
    Bonne journée à vous !

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