Les sociopathes

La sociopathie est une maladie psychiatrique se signalant par la présence d’au moins trois des signes suivants :

  • Incapacité à se conformer aux normes sociales;
  • Tendance à tromper par profit ou par plaisir;
  • Impulsivité;
  • Irritabilité et agressivité;
  • Mépris inconsidéré pour sa sécurité et celle d’autrui ;
  • Irresponsabilité persistante ;
  • Absence de remords ou d’empathie.

Le plus grand mérite du procès France Télécom, e,t de faire venir à la barre les Lombard, Wenès, Barberot (1) véritables sociaux pat sociopathes. […]… le témoignage du médecin du travail qui a eu à connaître de France Télécom, et parle d’« une violence insoutenable, une inhumanité qu’elle n’aurait jamais imaginée dans cette entreprise (2) ».

De la manière dont les dirigeants de France Télécom discouraient à l’époque, nous savons à peu près tout : les départs qui « se feront par la porte ou par la fenêtre », « la fin de la pêche aux moules », la « mode des suicides », la « crise médiatique », et même, a-t-on découvert récemment, « l’effet Werther », sous-daube pour pensée managériale, à base de fausse science (« l’effet Trucmuche ») et de rehaussement culturel en toc (« nous sommes des humanistes tout de même »), qui « élabore » à partir de la vague de suicides mimétiques qu’aurait occasionnée Les souffrances du jeune Werther — entendre : les suicidés se sont beaucoup émulés les uns les autres, qu’y pouvons-nous donc ?

Les hommes comme des choses

« Qu’y pouvons-nous ? », c’est à l’évidence la ligne de défense des prévenus, qui dit tout du type humain auquel nous avons affaire en leurs personnes : précisément, des sociopathes. Sans la « crise médiatique », très regrettable en termes de communication, ou les réactions exagérément sensibles de syndicalistes, d’inspecteurs et de médecins du travail, on ne serait pas loin de leur prêter l’idée qu’après tout, un nombre suffisant de salariés mettant fin à leur jour, c’était une manière comme une autre d’« atteindre les objectifs », puisque dans ce monde qui est le leur, c’est la chose qui compte avant toute autre : que les objectifs soient atteints.

Chez ces prévenus d’époque, les propos, le système de défense, les autojustifications, mis en regard des témoignages de leurs victimes ou des proches de leurs victimes : tout est d’une stupéfiante obscénité.

On sait bien qu’il est parfaitement trivial de dire que les capitalistes d’aujourd’hui considèrent les hommes comme des choses, mais c’est une trivialité qui se détrivialise instantanément rapportée à des faits comme ceux de France Télécom. La chosification, l’objectalisation des hommes, c’est cela le propre du sociopathique — et, se trouve-t-il, c’est le propre du capitalisme. Kant pourtant nous avait mis en garde en enjoignant chacun de nous d’agir « de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais comme un moyen (3) ». C’est sans doute que ce propre du sociopathique (se servir des autres comme de choses) se trouvait déjà inscrit dans les schèmes fondamentaux de la rationalité instrumentale, celle qui agence des moyens à des fins, et n’a cure de la nature des moyens. À tout le moins le capitalisme néolibéral, armé de rationalité économique, lui a-t-il donné une extension inouïe (ressources humaines, et tout est dit).

Le plus frappant, et le plus caractéristique, dans le procès France Télécom, c’est que les prévenus, à l’évidence, ne comprennent absolument pas ce qui leur est reproché ou, plus exactement, parviennent sans cesse à le ramener à un système de justifications admissibles, au simple respect de la « nécessité économique », sans doute regrettable à certains égards, mais qui, enfin, s’impose, et dont ils ne sont, à la limite, que les desservants quasi-mécaniques.

Un système qui broie les individus jusqu’à la mort, opéré par d’autres individus qui se prévalent d’un commandement supérieur (ici la « loi du marché »), déniant toute responsabilité, hermétiques à tout sentiment de culpabilité, c’est une configuration qui nous rappelle des choses — mais Adorno et Horkheimer avaient déjà eu une ou deux idées à ce propos (4).[…]

Les structures sociales de la sociopathie managériale

Des récits qui nous sont faits des premières journées d’audience, il ressort que la comparution des accusés ne fait pas entendre le moindre regret sérieux, le moindre retour sur soi et ses actes, la moindre empathie pour les parties civiles, […] … Des hommes qui dénient à ce point la qualité d’hommes aux autres hommes, sont-ils eux-mêmes des hommes ? Hélas la réponse est oui. […]


Frédéric Lordon – Le « Blog du monde diplomatique ». Titre original : «Les sociopathes (de France Télécom à Macron) ». Source (extrait, normalement en lecture libre)


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  1. Respectivement président, directeur général et DRH de France Télécom au moment des faits.
  2. Témoignage de Monique Fraysse-Guiglini, cité in Dan Israël, « Quand France Télécom se débarrassait des fruits trop mûrs ou pourris », Mediapart, 21 mai 2019.
  3. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Vrin, 1997, p. 105.
  4. Dans La dialectique de la raison, Adorno et Horkheimer isolent le schème le plus fondamental de la rationalité instrumentale comme cela-même dont l’opération hors de contrôle a conduit le processus des Lumières, a priori émancipatrices, à se retourner en son exact contraire, comme puissance d’oppression ou de destruction totalitaire.
  5. Par exemple Bernard Nicolas, « Humiliation, dépression, démission : l’offre triple play de France Télécom », Les Inrocks, 25 mai 2019.
  6. Voir aussi, sur ce blog, « Les forcenés », 8 janvier 2019.

2 réflexions sur “Les sociopathes

  1. Pat 03/07/2019 / 20h39

    En train de relire le célèbre roman de Virgil Gheorghiu « la 25 ième heure » je ne peux qu’adhérer et appeler les hommes de notre société malade à bien considérer la valeur de l’homme, de l’humanité, en dehors de toute logique comptable et mécanique.

  2. jjbey 03/07/2019 / 23h25

    J’ai été le conseil de plusieurs salariés victimes de ces méthodes barbares et, la première fois, je n’arrivais pas à comprendre ni à admettre ce qui était pourtant vrai. J’ai pu toucher du doigt la réalité lorsque un rapport de confiance absolu s’est établi entre le salarié et moi. Dire que je partageais cette souffrance n’est pas un vain mot et j’ai été affecté psychologiquement par cette première affaire. Ce procès ne demandait pas que de la technicité il faisait intervenir la sensibilité humaine, la compassion.Heureusement, au bout de huit années de procédure freinée de façon dilatoire par l’adversaire nous avons gagné et si le salarié en a été heureux et soulagé, moi aussi je me suis senti libéré d’un poids extraordinaire. Ce partage, au fil de la procédure, nous a faits devenir des amis, renforçant encore ma hargne contre l’adversaire. Amitié qui a perduré bien au delà du procès et qui fut ma plus belle récompense.

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