À chaque gouvernement ses remises en cause sociales.

 […] Avec la loi travail concoctée en 2016 par Mme Myriam El Khomri, les lois puis les ordonnances imposées par M. Emmanuel Macron (2016-2017), le recours aux conseils de prud’hommes, chargés de juger les litiges liés au travail, a encore baissé : 127 000 saisines en 2017, contre 187 651 en 2014. Et ce n’est pas, on s’en doute, parce que les conflits ont disparu. Plusieurs facteurs expliquent ce retrait.

En hausse constante, les ruptures conventionnelles individuelles se substituent tout d’abord à la démarche prud’homale. […]

Or ces ruptures conventionnelles sont souvent négociées selon les minima légaux, le coût financier de la rupture étant reporté de l’employeur vers Pôle emploi, qui verse des indemnités de chômage. Le gouvernement a amplifié ce mouvement en créant les ruptures conventionnelles collectives ; soixante ont été signées en 2018. […]

[…] … si les lois ont simplifié la vie des employeurs, elles ont complexifié les démarches pour les salariés.

Pour permettre de se défendre à ceux qui n’ont ni culture du droit ni accès à un syndicat ou à un conseil, […]… un justiciable  […] doit obligatoirement remplir un formulaire Cerfa (formulaire administratif réglementé) de sept pages (2) qui doit comporter les demandes, les moyens de droit et les pièces (preuves écrites du fait dénoncé). Pas simple à remplir tout seul. La procédure est si compliquée qu’elle peut dissuader ceux qui souhaiteraient simplement réclamer des documents sociaux, des salaires impayés de quelques centaines d’euros…

[…]… [autre] grand frein au recours à la justice prud’homale : un nouveau barème d’indemnisation fortement restreint. Lorsque les juges ont tranché un litige en faveur du salarié, après avoir entendu les voix « des deux côtés » (employeurs et salariés), ils décident d’une indemnisation selon le préjudice subi. En cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, celle-ci ne pouvait être inférieure à six mois de salaire si l’entreprise comptait plus de onze salariés et si l’ancienneté du salarié était supérieure à deux ans, le juge pouvant octroyer davantage pour réparer l’entier préjudice du plaignant.

[…] … le règne du barème obligatoire. […] Pour le Mouvement des entreprises de France (Medef) comme pour tous les gouvernements depuis M. Nicolas Sarkozy, il s’agit de protéger les entreprises de la justice, de « rassurer les employeurs », selon l’expression de la ministre du travail, Mme Muriel Pénicaud (3). [Exemple:] une personne employée depuis deux ans et licenciée sans cause réelle et sérieuse pourra recevoir entre trois mois (le plancher) et trois mois et demi (le plafond) de salaire (4). La latitude du juge est donc d’un demi-mois ! […]

[…] Enfin, parmi les faits qui poussent le salarié à renoncer à saisir la justice prud’homale figure le délai entre le dépôt de plainte et le jugement. L’État a été condamné à de multiples reprises par le tribunal de grande instance (TGI) de Paris à payer aux salariés des indemnités allant de 1 500 à 8 500 euros, plus 2 000 euros pour les frais engagés (7). La lenteur des procédures tient pour l’essentiel au manque de personnel (qui diminue encore).

Autre difficulté […] [la traduction] en novlangue.

Ainsi, la sous-traitance devient un « partenariat », la pénibilité un « facteur de risques professionnels » (8)… Par parenthèse, le « compte pénibilité » obtenu en 2013 pour compenser le recul de l’âge de départ à la retraite accepté par certains syndicats a été transformé en « compte de prévention ». On en a éliminé la prise en compte des charges lourdes, de l’exposition aux produits chimiques, etc., qui ne donnent donc plus lieu à des compensations (formations, trimestres supplémentaires permettant de partir plus tôt…). […]

[…] Obtenir les preuves de la qualité du travail, les attestations, les documents relève également du parcours du combattant. Les données sociales qui étaient auparavant transmises aux comités d’entreprise et aux autres instances représentatives du personnel (IRP) sont désormais dans la base informatisée de données économiques et sociales (BDES). Elles y sont éparpillées, et c’est au syndicaliste d’aller piocher et de reconstituer les statistiques nécessaires pour mettre en évidence des différences de traitement illicites, par exemple.

Quant aux inspecteurs du travail, qui pourraient apporter leur connaissance des situations dans les entreprises, ils subissent des pressions, des attaques diffamatoires, des réductions d’effectifs, des modifications de leurs attributions et de leur marge de manœuvre pour établir des procès-verbaux et des sanctions. Certains sont même traînés devant des tribunaux. […]

Même le salarié « protégé » (10) se retrouve désormais fragilisé, frappé par une répression syndicale croissante. […]

Pourtant, la justice prud’homale demeure essentielle pour régler les conflits du travail. […]

Certes, en dehors des prud’hommes, les salariés peuvent s’adresser aux tribunaux, notamment  […] correctionnels, pour faire juger les infractions pénales commises par l’employeur (mise en danger, violences, travail dissimulé, discrimination, harcèlement). Mais il reste très difficile d’obtenir une condamnation pour harcèlement ou discrimination, et les amendes prononcées sont faibles. […]

 […]

[…] Le droit du travail lui-même s’est rétréci. Certains contrats contiennent une préjustification du licenciement, tels les contrats de chantier, qui se terminent à la fin de la tâche sans indemnités de rupture. Ils sont appelés à se développer dans d’autres secteurs : pourquoi pas un « chantier pour instituteur » qui pourrait permettre d’assurer les cours dans une classe de septembre à juin ? Ces contrats peuvent également être associés à des clauses d’objectifs individuels ou de performance collective. Le licenciement d’un salarié qui refuse la modification de son contrat de travail en application d’un accord de performance collective sera justifié sans contestation possible. […]

 […]

[…] Ces atteintes au droit du travail et à la justice, censées développer l’emploi, contribuent à sa précarisation, tandis que la complexification de l’accès au juge en éloigne les classes populaires. Au mépris de la démocratie.


Hélène-Yvonne Meynaud-Juge des prud’hommes, sociologue. Le Monde Diplomatique. Titre original : «Comment miner la capacité de résistance des salariés ». Source (extrait). Une nouvelle fois nous vous invitons à vous procurer l’intégralité de l’excellent et documenté article, paru dans le mensuel du mois de mai 2019.


  1. « Les ruptures conventionnelles individuelles en 2018 », direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), ministère du travail, Paris, 11 février 2019. Lire Céline Mouzon, « Rupture conventionnelle, virer sans licencier », Le Monde diplomatique, janvier 2013.
  2. Décret de la loi Macron publié le 25 mai 2016.
  3. « Prud’hommes : le barème “rassurant” pour le salarié (Pénicaud) », Le Revenu, 7 novembre 2017.
  4. Le montant peut se cumuler avec des indemnités versées pour irrégularité de la procédure de licenciement dans la limite des plafonds.
  5. Cité par Bertrand Bissuel, « Le plafonnement des indemnités prud’homales jugé contraire au droit international », Le Monde, 14 décembre 2018.
  6. Jean Mouly, « L’indemnisation du licenciement injustifié à l’épreuve des normes supra-légales », Le Droit ouvrier, no 840, Montreuil, juillet 2018.
  7. Laure Gaudefroy-Demombynes,« Prud’hommes : l’État condamné à cause des lenteurs de la justice », 24 janvier 2012.
  8. Olivier Sévéon, « Ordonnances : disparition du mot “sous-traitance” et autres éléments de novlangue », Miroir social, 5 mars 2018.
  9. Avis de l’avocate générale du 24 octobre 2018, Cour de cassation, chambre sociale.
  10. Le salarié « protégé » ne peut être licencié sans l’accord de l’inspection du travail, voire celui du ministère du travail, ou encore du Conseil d’État.
  11. Stéphane Ortega, « Comment 200 000 représentants du personnel vont perdre leur statut de salariés protégés », Rapports de force, 20 février 2018.
  12. Cour d’appel de Paris, arrêt du 10 janvier 2019, RG no 18/08357.
  13. Cf. Jérôme Hourdeaux, « La justice se prépare à l’arrivée des algorithmes », Mediapart, 2 janvier 2019.
  14. Laetitia Driguez, « La motivation du licenciement au prisme du droit international et européen », Le Droit ouvrier, no 840, juillet 2018.

Une réflexion sur “À chaque gouvernement ses remises en cause sociales.

  1. jjbey 04/05/2019 / 0h00

    Cette juridiction paritaire devenait la bête noire du patronat, il fallait l’amputer de ses pouvoirs et les valets du système n’y ont pas été de main morte. Mais partout ça résiste et plus particulièrement les plafonds d’indemnisation sont de moins en moins respectés par les prud’hommes.

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