Rwanda : rafraîchir la mémoire et comprendre !

L’ article ci dessous, paru dans « Le Monde Diplomatique » de Mars 1995, constituait un élément d’un dossier consacré au Rwanda explicitait parfaitement les « rouages », « intérêts », « tenants et aboutissants », de ce génocide.

Si vous en avez la possibilité, je vous invite à relire l’intégralité de ce dossier dans « le monde diplomatique » de l’époque (ou accès aux archives), expliquant clairement le rôle joué par certains militaires français, détachés dans ce pays. MC


Loin d’être une explosion imprévisible, le génocide rwandais contre les Tutsis fut un crime minutieusement préparé, dans lequel la responsabilité de la politique française est lourdement engagée. Tandis que deux millions de réfugiés, en majorité hutus, s’entassent dans les camps, la communauté internationale, encouragée par Paris, a, pendant de longs mois, refusé de donner aux nouveaux dirigeants de Kigali les moyens de reconstruire le pays, avant de débloquer, en janvier, une aide de 600 millions de dollars.

Le Burundi est miné par une sorte de purification ethnique rampante ; la rumeur des préparatifs de guerre monte des camps de réfugiés au Zaïre ou en Tanzanie ; le président zaïrois Mobutu, rentré en grâce, se prépare à convoquer des élections sur mesure ; la visite des prisons figure au programme de toutes les missions d’observateurs internationaux qui se rendent au Rwanda et tous soulignent les conditions de vie déplorables des milliers de suspects ; les rapports qui se multiplient font état d’exactions commises par les soldats du Front patriotique rwandais (FPR).

L’Afrique des Grands Lacs, Rwanda en tête, n’a pas quitté la « une » de l’actualité (1). Mais les critiques formulées à l’encontre du nouveau régime de Kigali, particulièrement en France, les préoccupations que suscite le sort des réfugiés, la crainte d’autres conflits occultent, sinon banalisent, un fait capital, survenu voilà moins d’un an dans un pays naguère présenté comme un éden tropical : en cent jours, environ cinq cent mille hommes, femmes et enfants ont été massacrés, moins en fonction de leur appartenance politique ou à cause de leur participation à la guerre que par le fait qu’ils avaient été définis comme Tutsis, ou comme opposants hutus alliés des premiers. Les victimes désignées, qualifiées d’« ennemi intérieur », ont ainsi pu, sans remords, être exterminées… Par l’étendue des tueries, par la préparation minutieuse qui les a précédées, par l’intention surtout, c’est bien d’un génocide qu’il s’est agi, le troisième du siècle, après celui des Arméniens et des juifs d’Europe. Et cela cinquante ans après que l’humanité eut juré « plus jamais ça », serment solennel qui a fondé la plupart des institutions mises en place après la seconde guerre mondiale.

Le génocide du Rwanda représente, non seulement en Afrique centrale, mais pour l’ensemble de l’humanité, l’un des événements marquants de cette fin de siècle. Tellement marquant, par sa nature et son ampleur, que déjà tout est fait pour le banaliser, pour brouiller les pistes de réflexion, entretenir la confusion des esprits, afin sans doute d’occulter les responsabilités, nationales et étrangères (2)… C’est pourquoi il importe de rappeler une fois encore et à la veille de l’anniversaire de l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana qui, le 6 avril 1994, mit le feu aux poudres, à quel point la tragédie était annoncée, préparée…

Le Rwanda, depuis l’indépendance, souffrait d’une blessure secrète, que les années n’avaient guère cicatrisée : la République ne s’était pas construite contre l’ancien ordre colonial, elle s’était fondée sur ce que l’on appela la « révolution sociale » de 1959, qui permit à la majorité de la population, appartenant à l’ethnie hutue, de déposséder du pouvoir la minorité tutsie. Cette dernière, qui exerçait le pouvoir lors de l’arrivée des Européens à la fin du dix-neuvième siècle, s’était vue à la fois renforcée dans son autorité par un pouvoir colonial qui pratiquait l’administration indirecte, et affaiblie par une présence étrangère qui avait bloqué l’évolution de la société. A la fin des années 50, alors que les élites tutsies étaient tentées par l’indépendance et flirtaient avec les non-alignés, le colonisateur belge et surtout l’Eglise catholique changèrent soudain de camp.

Dans un souci bien tardif de rééquilibrage social, désireux aussi de préserver le pays de la « subversion » qui avait gagné le Congo voisin sous les traits de Patrice Lumumba (3), les Belges décidèrent d’abolir l’ordre féodal sur lequel ils s’étaient reposés, et de soutenir les représentants de la majorité hutue. Ces derniers, en 1959, 1960 et 1962, chassèrent du pays les Tutsis déjà qualifiés de « cancrelats », d’étrangers supposés être venus d’Abyssinie avec leurs troupeaux. Les huttes furent brûlées — parfois avec la complicité des Belges —, des familles jetées à la rivière : l’indépendance du pays se construisit sur cette notion d’ennemi intérieur, sur la conscience d’une menace permanente pesant sur les pauvres acquis des paysans hutus…

Cette peur latente d’une revanche des maîtres d’hier, qui expliquait les massacres récurrents de civils tutsis et leur marginalisation sociale, se confirma lorsque, en 1990, le Front patriotique rwandais déclencha la guerre depuis la frontière ougandaise. Après trois décennies d’exil, en effet, les Tutsis, qui, comme tous les réfugiés du monde, gardaient la nostalgie de leur patrie, avaient fondé une organisation politico-militaire désireuse d’imposer le retour des réfugiés, une éventualité que le régime du président Habyarimana avait toujours refusé d’envisager sérieusement. En outre, ils exigeaient de participer au pouvoir à Kigali.

L’offensive lancée en octobre 1990 par le Front patriotique ne fut enrayée que grâce au soutien étranger que reçut le régime Habyarimana : le Zaïre envoya en première ligne la Division spéciale présidentielle, et, surtout, la France se porta au secours du pouvoir en place, en vertu d’accords d’assistance militaire conclus en 1975, alors que la Belgique se limitait à poursuivre sa coopération, mais sans s’impliquer dans le conflit.

La guerre entraîna le Rwanda dans une double dynamique : d’un côté, le régime Habyarimana fit passer les effectifs de son armée de 5.000 à 35.000 hommes. Mais, d’un autre côté, dans la foulée du discours prononcé par le président François Mitterrand à La Baule, en juin 1990, le Rwanda entra dans le multipartisme : une presse indépendante fit son apparition, les associations de défense des droits de l’homme se multiplièrent, des partis d’opposition contestèrent le monopole jusque-là exercé par le parti du président, le Mouvement national pour la reconstruction et le développement (MNRD) et dénoncèrent le fait que le clan du président, ou plutôt de sa belle-famille, originaire du nord du pays, avait confisqué le pouvoir.

Alors que le pays s’ouvrait à la démocratie, que le régime, sous les coups de boutoir du FPR, se voyait contraint de négocier des accords de partage du pouvoir, que les réfugiés intérieurs se multipliaient, chassés du nord du pays par l’offensive des « rebelles », un autre mouvement se dessinait, qui échappa à bien des observateurs étrangers : la préparation du génocide.

Devinrent complices des « Inkontanyi », les combattants du FPR, tous les civils tutsis, ainsi que les membres des partis d’opposition hutus, soupçonnés d’être une sorte de cinquième colonne des combattants aux frontières.

Des listes de « suspects » furent dressées et des massacres récurrents émurent les organisations de défense des droits de l’homme : la tribu des éleveurs Bagogwe, apparentée aux Tutsis, fut exterminée ; dans la région du Bugesera, des civils tutsis furent systématiquement éliminés, parallèlement à une offensive du FPR. En contrepoint des pourparlers de paix et des négociations politiques, la liquidation de groupes de population considérés comme des otages intérieurs et l’exécution de dirigeants de l’opposition, de militants des droits de l’homme devinrent des pratiques courantes. Plus de quinze mille civils furent ainsi « discrètement » massacrés loin du front, tandis que, dans le Nord, l’offensive du FPR se révélait également meurtrière…

Les rapports des organisations de défense des droits de l’homme auraient dû alerter l’opinion internationale : à chaque fois, ils relevaient le caractère planifié, volontariste, des violences, le fait qu’elles aient été organisées par les autorités communales, qui encadraient la population, la conditionnaient pendant des semaines, prêtaient parfois des véhicules aux équipes de tueurs… Mais la France qualifia de « rumeurs » les rapports qui s’accumulaient et intensifia sa présence militaire aux côtés de l’armée rwandaise, tandis que la Belgique ne suspendit jamais sa coopération.

Après la signature des accords d’Arusha, en août 1993, conclus en partie sous la contrainte de la communauté internationale et qui prévoyaient le partage du pouvoir entre le parti du président, les formations d’opposition et le Front patriotique, ainsi que la fusion des deux armées, les préparatifs du crime s’accélérèrent. Préparatifs psychologiques : une radio « privée » financée par l’entourage du président, la Radio libre des Mille Collines, entra en action .

La préparation du crime fut également matérielle : des armes, venues d’Egypte, d’Afrique du Sud mais aussi de France, furent massivement importées et distribuées à la population. En décembre 1993, alors que les « casques bleus » belges et bangladais censés garantir l’application des accords d’Arusha s’installaient dans Kigali, et que le contingent militaire français ayant pris part aux opérations de guerre quittait le pays, les maires distribuaient les armes dans les communes, atteignant jusqu’aux plus petits niveaux de pouvoir, les secteurs et les cellules. En même temps, des jeunes gens, chômeurs, délinquants, paysans sans terre et sans avenir dans ce pays surpeuplé, étaient recrutés pour devenir des miliciens, les Interhamwe.

Ils devaient recevoir, en plus d’une paire de chaussures neuves, une formation militaire très particulière : dans la région du Mutara, sur les collines voisines de Kigali, on leur apprit à « travailler » avec la machette, à frapper systématiquement le front, la nuque, à sectionner les articulations… Depuis le début de 1994, les « casques bleus », dont la mission se limitait au « maintien de la paix », assistaient impuissants à l’armement de la population, et les observateurs à Kigali savaient qu’une « machine à tuer » s’était mise en place. Ils n’ignoraient que le jour et l’heure.

Le 6 avril 1994, alors que le président Habyarimana rentrait de Tanzanie, son sort était scellé. Pressé par les Occidentaux, qui menaçaient de couper tous les crédits, il avait finalement accepté d’ouvrir son gouvernement au Front patriotique et se préparait à lire, dès son retour, un discours consacrant le partage du pouvoir. Cette reddition apparaissait comme une trahison aux yeux des ultras du régime et d’abord de sa propre belle-famille. Le texte de ce discours disparut dans les débris de l’avion Falcon, offert naguère par la coopération française, touché de plein fouet par deux missiles tirés par des mains d’expert, vraisemblablement blanches, et françaises selon certaines sources.

L’attentat marqua le début du génocide. Avec une efficacité effroyable, la « machine à tuer » se mit en mouvement. Dès les premières minutes qui suivirent le crash de l’avion, les équipes de tueurs dressèrent les barrages dans Kigali, triant Hutus et Tutsis d’après les papiers d’identité, liquidant systématiquement les seconds. Dix « casques bleus » belges commis à la défense du premier ministre, Mme Agathe Uwilingyimana, furent massacrés. Dans les jours qui suivirent, alors que la presse internationale parlait de « massacres interethniques », définissant la tragédie comme une explosion de « haines tribales » séculaires, le Rwanda était ravagé par un plan d’extermination systématique de l’« ennemi intérieur ».

« Coupez les pieds des enfants pour qu’ils marchent toute leur vie sur les genoux. » « Tuez les filles pour qu’il n’y ait pas de générations futures. » « Les fosses communes ne sont pas encore pleines. » « Tuez-les, ne commettons pas la même erreur qu’en 1959 », répétait « Radio Machette », la Radio des Mille Collines. La machine était bien programmée, et sous contrôle : dans la ville de Butare, trois semaines après le début des massacres à Kigali, le calme régnait encore, car le préfet, membre de l’opposition, multipliait les réunions de pacification. Il fut destitué, puis tué et remplacé par un « dur » du régime, tandis que l’armée, suivie par les miliciens, dépêchait des renforts dans la ville universitaire. Un discours du président par intérim, Théodore Sindikubwabo, devait déclencher les opérations, et les équipes de Médecins sans frontières assistèrent au massacre de leurs malades tutsis sur leurs lits d’hôpital…

Un peuple broyé dans un double engrenage

Le gouvernement intérimaire, autoproclamé et dont la liste des ministres fut dressée dans l’enceinte de l’ambassade de France, était « en phase » avec les tueurs : « Nous pourrions arrêter les massacres, assuraient ses porte-parole, si le FPR arrête la guerre »… Mais le Front patriotique, qui avait repris l’offensive vingt heures après l’attentat, n’avait plus l’intention de s’arrêter pour négocier ; il voulait chasser du pouvoir les auteurs et les concepteurs du génocide. La population rwandaise, durant ces trois mois tragiques, fut broyée par un double engrenage : les massacres décimèrent les Tutsis, tandis que les Hutus, qui avaient souvent été poussés à tuer leurs voisins sur les collines, s’enfuyaient dans un gigantesque exode programmé, destiné à laisser le FPR régner sur un pays vide.

Les tueurs se dissimulaient dans la foule des fuyards qui quittaient le pays avec tous leurs biens ; ils se servaient de ces deux millions de réfugiés comme d’un immense bouclier humain. L’exode eut lieu sous le regard des militaires français de l’opération « Turquoise » venue, tardivement, sauver fin juin 1994 quelques milliers de Tutsis survivants et ouvrir à l’appareil de commandement du génocide une porte de sortie vers le Zaïre, tandis que des centaines de milliers de Hutus apeurés s’entassaient dans la zone de sécurité au sud-ouest du pays…. En fait, le génocide fut suivi d’une immense prise d’otages : les miliciens tuaient ceux qui refusaient de partir, les accusant d’être des complices du FPR. Dans ces immenses camps de réfugiés qui se sont établis au Zaïre et en Tanzanie, l’ordre ancien règne toujours.

Qui sont les concepteurs de cette démoniaque machine à tuer, les auteurs de la prise d’otages qui suivit ? Ayant dirigé le pays au nom de la majorité des Hutus mais confisqué le pouvoir au bénéfice de quelques-uns, originaire du Nord du pays et proche de la belle-famille du défunt président, le clan des commanditaires du génocide se compose de quelques militaires que le partage du pouvoir à Kigali allait condamner à la retraite, d’hommes d’affaires comme M. Félicien Kabuga (un Tutsi !), fondateur de la Radio libre des Mille Collines, dont l’Etat de droit projeté allait anéantir les prébendes, des beaux-frères du président, dont l’ancien préfet de Ruhengeri… Bref, un clan, ou plutôt une mafia politique, financière, militaire, assurée de son impunité car se fondant sur une majorité non pas démocratique mais démographique, disposant au sein de la population des relais au niveau communal, d’un certain nombre d’organisations non gouvernementales agissant plus comme des courroies de transmission que comme des porte-parole des paysans, et même de l’appui d’une partie du clergé.

Les réfugiés dénoncent le fait que des militaires du FPR se livrent à des vengeances personnelles, arrêtent des gens sur foi de simples dénonciations, protègent des exilés qui occupent les biens et les maisons des fuyards, malgré l’existence d’une commission de règlement des litiges fonciers. Alors que, durant la guerre, les troupes du FPR étaient considérées comme parmi les plus disciplinées d’Afrique, l’absence de justice institutionnalisée et le manque de moyens matériels ont érodé le moral des troupes et ouvert la voie à des règlements de comptes individuels.

Les réfugiés redoutent l’instauration d’un tribunal international amené à juger les auteurs du génocide. Ils dénoncent comme contraire aux accords d’Arusha le fait que le FPR ait formé un gouvernement de coalition avec les anciens partis d’opposition, excluant le MRND considéré comme responsable du génocide et ils contestent la légitimité de la nouvelle équipe, bien que le président de la République et le premier ministre soient des Hutus, le premier étant membre du FPR, le second d’un parti d’opposition.

Assez curieusement, une telle analyse, qui consiste à dénigrer systématiquement les nouveaux dirigeants de Kigali, à ne pas reconnaître leur légitimité, est partagée par des pays « amis du Rwanda », tels que la France… Alors que l’on aurait pu croire que le régime mis en place au lendemain de la victoire du FPR allait bénéficier d’une aide internationale massive, à la hauteur du désastre (le Rwanda a perdu 13 % de sa population et ses infrastructures ont été détruites), il n’en fut rien : impuissante à empêcher le génocide, la communauté internationale tarda à s’engager aux côtés du nouveau gouvernement et il fallut attendre une table ronde organisée par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) en janvier 1995 pour que 600 millions de dollars d’aide à la reconstruction soient enfin promis à Kigali.

Durant des mois, quelque 200 organisations non gouvernementales œuvrant dans le pays et dans les camps de réfugiés ont disposé d’infiniment plus de moyens que les ministres en place, pratiquement dépourvus de téléphone et de véhicules. Le tribunal international, faute de moyens, est toujours au stade des préliminaires. A l’extérieur du pays, aucun des concepteurs ou des auteurs du génocide n’a encore été inquiété et il n’est plus guère question des appuis étrangers, en France notamment, dont profita le régime Habyarimana.


Colette Braeckman Journaliste chargée de l’actualité africaine au quotidien Le Soir , Bruxelles. Auteure de Les Nouveaux Prédateurs, Fayard, Paris, 2002. Lu dans « Le Monde Diplomatique ». Titre original de l’article : « Autopsie d’un génocide planifié au Rwanda ». Source


  1. Lire Colette Braeckman, « Le feu court sur la région des Grands Lacs », Le Monde diplomatique, septembre 1994.
  2. Lire, par exemple, Alexandre Adler, « Aristocraties armées », Courrier international, 15 décembre 1994.
  3. Patrice Lumumba, dirigeant congolais, président du conseil à l’indépendance en 1960, sera arrêté puis assassiné le 17 janvier 1961. Il est devenu le symbole de la lutte pour l’indépendance

Une réflexion sur “Rwanda : rafraîchir la mémoire et comprendre !

  1. jjbey 08/04/2019 / 10h24

    L’humain d’abord, ces n’est pas la question rwandaise où c’est le fric d’abord qui organise la société, celui des colonisateurs aidés des complices locaux. Et quand ce bel équilibre risque de s’effondrer on liquide sous les yeux indifférents, voire complices de la communauté internationale.

    A quand les « Nuremberg » du Rwanda?

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