Les classes sociales, un enjeu européen ?

La campagne européenne qui s’est engagée semble avoir renoué avec toute une série d’antinomies simplistes, opposant l’archaïsme à la modernité, le protectionnisme au libre-échange ou le nationalisme à l’ouverture aux autres.

Les référendums sur l’adhésion aux traités, puis sur le Brexit, ont pourtant montré que l’avenir du continent ne se joue pas seulement dans le ciel des idées mais aussi dans les rapports entre classes sociales et entre pays. À mesure que le capitalisme financier et les politiques néolibérales se généralisent, les inégalités se creusent mais les moyens de les décrypter ne sont pas toujours adaptés. Face aux 1 % des plus riches qui accumulent les richesses, il serait tentant de penser que les 99 % forment une multitude prête à renverser le vieux monde.

Cette entité théorique est pourtant tellement hétérogène qu’elle ne risque pas de se constituer en force collective. En isolant la petite pointe de la pyramide économique, on s’empêche de voir la contribution décisive des autres fractions des classes supérieures qui profitent pleinement des nouvelles technologies, du libre-échange et des possibilités de circuler librement. Face à ces soutiens d’une Union européenne qui met en concurrence les plus démunis plutôt que de les protéger, quelles sont les forces susceptibles de se mobiliser ?

Quelles futures résistances ?

Certains voient dans le précariat le cœur des futures résistances. Partout en Europe, la précarité (temps partiel, contrats temporaires, licenciements rapides, etc.) frappe en premier lieu les classes populaires mais également les professions artistiques et intellectuelles. Pour autant, y aurait-il une communauté d’expérience entre le chauffeur ubérisé, la caissière à temps partiel, d’un côté, et le comédien intermittent, la chercheuse free lance, de l’autre ?

Les inégalités de revenu, de progression de carrière, de conditions de vie et de capital culturel sont telles qu’il serait bien difficile de faire de la précarité le creuset d’une nouvelle classe mobilisée.

La réalité de la domination sociale nous incite à lire les nouvelles inégalités en termes de classes. Quand 14 % des ouvriers et des employés peu ou pas qualifiés en Europe font l’expérience du chômage, ce n’est le cas que de 3 % des cadres et 4 % du salariat intermédiaire. Plus sournoise, la crainte de se retrouver sans emploi dans les six prochains mois affecte d’abord les ouvriers qualifiés, nettement moins les médecins et les chefs d’entreprise. Les conditions de travail de la majorité des classes populaires et moyennes en Europe les exposent à une usure physique qui obère leur espérance de vie en bonne santé, tandis que les classes supérieures y échappent.

Alors que les classes populaires représentent 43 % des actifs européens, elles restent totalement absentes des institutions et peinent à exister syndicalement et politiquement. Les multiples difficultés à unifier leurs intérêts et à les constituer en classe mobilisée sur la scène européenne ont permis aux partis de la droite radicale prônant le repli à l’intérieur des frontières nationales d’avoir le vent en poupe ; ces nouveaux réactionnaires défendent un  welfare chauvinism [le chauvinisme du bien-être]  qui prospère d’autant plus que l’Union européenne reste davantage synonyme d’instrument au service du libéralisme que d’instance susceptible de fournir des protections sociales à ses citoyens.

« Les inégalités de revenu, de progression de carrière, de conditions de vie et de capital culturel sont telles qu’il serait bien difficile de faire de la précarité le creuset d’une nouvelle classe mobilisée. »

La mobilisation des classes sociales au sein de l’espace européen est un processus beaucoup plus long et chaotique que le mouvement par lequel les dirigeants européens sont parvenus à imposer une politique économique commune. Certaines mesures particulièrement violentes, comme celles prises à la suite de la crise de 2008, peuvent constituer des moments d’accélération de la prise de conscience d’un destin commun. Mais, dans un espace abritant vingt-huit nationalités et des millions de travailleurs parlant des langues différentes, le travail d’unification reste à faire. Il devrait être la tâche prioritaire des organisations syndicales et des partis politiques se réclamant de la gauche.

Tenir compte des recompositions de classes

Des millions d’hommes et de femmes, d’ouvriers et d’employés européens travaillant dans l’industrie, l’artisanat, les services, le commerce ou le secteur public font aujourd’hui l’expérience quotidienne de la privation économique ou culturelle et de la relégation politique. Pour constituer cette communauté d’expérience en force d’action collective, il est nécessaire d’ajuster leurs mots d’ordre syndicaux et politiques aux recompositions des classes sociales.

Concrètement, l’enjeu politique des prochaines années est d’intégrer les millions d’ouvriers et d’employés des services et du commerce, trop peu pris en compte par les organisations syndicales, ou encore de valoriser et de défendre des métiers, le plus souvent exercés par des femmes et des immigrés, qui restent considérés comme « peu qualifiés », à l’image des femmes de ménage, des aides à domicile, des gardes d’enfant. C’est en prenant la mesure de ces nouvelles inégalités qu’on peut espérer construire un mouvement social capable de les endiguer.


Alexis Spire est sociologue. Il est directeur de recherche au CNRS. – Revue « cause commune » N° 09 – Lien


3 réflexions sur “Les classes sociales, un enjeu européen ?

  1. Pat 29/03/2019 / 16h51

    C’est une très bonne analyse comme je peux en lire souvent ici mais seulement un cliché d’une situation actuelle qui ne tient pas compte d’autres enjeux tout autant voire plus importants qui sont ceux de l’avenir. Si et lorsque l’environnement sera détruit, contaminé, pollué…etc tout cela touchera autant les classes supérieures que les autres…et peut-être peut-il s’activer chez eux aussi une prise de conscience pour faire évoluer les choses dans une autre direction plus responsable car qui dit classe supérieure dit aussi surconsommation…

    • Libres jugements 30/03/2019 / 10h04

      Merci Pat « lerimenaute » de trouver que les analyses portées sur ce blog, sont intéressantes.

      Dans tous les cas je ne suis pas devin je me borne simplement à lire beaucoup à ne jamais livrer un avis une analyse sans la recouper plusieurs fois, en évitant toute réponse dans l’immédiateté de l’événement.

      En tout cas, Pat, merci de vos passages réguliers.
      Cordialement
      Michel

  2. jjbey 29/03/2019 / 18h23

    L’enjeu de classe est de savoir de quel coté on se trouve.
    Il n’existe que deux classes sociales, celle des exploiteurs et celle des exploités.
    Après on peut habiller et surtout camoufler cette réalité, voyager en première classe ou en stop, la propriété des moyens de production et d’échanges détermine la classe à laquelle on appartient.
    Alors quand il s’agit de savoir comment on vote c’est la question numéro un, tout le reste n’est que manœuvres de division.

    Opposer des catégories entre elles reste le seul moyen de survie du système capitaliste et ce n’est pas demain que les exploités en prendront conscience.
    Dommage pour l’humanité car l’enjeu principal pour cette classe de rapaces c’est le profit à n’importe quel prix.

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