L’imaginaire poétique

Resterez-vous indifférent à de telles imageries poétiques ? MC.

Il m’avait bien expliqué qu’il habitait Saint-Martin-les-Eaux, qu’il fallait d’abord aller au village puis prendre à gauche après l’aire où sont tous les rouleaux à blé, puis monter à l’échine du jas Berre, puis traverser le bois de pins, puis chercher dans la colline la blessure toute saignante de sa carrière d’argile : quand j’arrivai dans la bousculade des collines, mon cœur fit doucement un petit plongeon. Des vagues de terre et de l’écume d’arbre à la perte de la vue !
Un gros lierre accroupi dans un creux de combe rongeait les os décharnés d’une ferme morte : il balançait sa lourde tête, il jetait ses suçons verts dans l’herbe, il s’en allait à lent désir, tout lourd de rameaux et de feuilles noires vers une gémissante bergerie. La terre était griffée de grandes griffes ; à d’autres endroits tannée et piétinée comme un sol de bauge, mais sur du large et la longueur, elle gardait le vautre de quelque bête plus épaisse que le ciel. A part ça même, on ne voyait pas d’oiseaux ; on n’entendait pas couiner les rats de buissons ni ce bruit de source que font les grands serpents quand ils coulent tout endormis dans l’herbe ; il n’y avait que la vie des sèves, mais tout ça, si chaud de vie qu’on sentait la féroce brûlure rien qu’a toucher le tigeon léger d’un chèvrefeuille.
J’ai l’habitude, mais je restai devant ça un bon moment, nu et froid. Enfin, je pris l’audace, je descendis dans le bouillonnement des arbres. Le midi me trouva égaré et la gorge en feu dans cette prison vallonnée qui fait le fond du grand cratère. D’où se tourner quand, à chaque pas, un geste d’arbre gronde derrière vous ? Trois fois déjà, écartant les bras de pommiers fous j’avais vu, derrière, le mur droit du rocher. Le soleil avait pompé tout mon humide, j’étais sec comme du bois mort à entendre craquer ma peau, ma cervelle faisait la roue toute rouge dans le noir de ma tête, quand vint un petit flûtis à trois tons, tout humain, tout bien humain, si humain qu’avec le reste de mon humide je hurlai un « Oh ! » plein d’espérance. La flûte se tut. Au bout d’un moment elle flûta plus loin, vers les osiers d’un abreuvoir abandonné. J’y allai : personne ! Une eau seule qui bondissait en saccades hors du canon de bois, une eau lourde à odeur de soufre, une eau si chargée de terre qu’elle avait empli son bassin d’une boue jaune et qu’elle débordait par là-dessus.
La flûte sonna sous les pins. Je trouvai dans sa direction un pertuis entre deux roches ; en luttant à la désespérée avec les serpents d’un sureau, je passai. Des graines étaient dans mes poils, des morceaux de fleurs dans mes cheveux ; une grande feuille gluante s’était collée sur ma joue. Mais, d’émerger ainsi quand on n’y compte plus, le courage vous revient vite. Le sentier se trouva sous mon pied ; la flûte sonnait là devant comme le grelot d’un chien de chasse. Je marchai, des arbres s’écartaient de ma route, des herbes étaient fraîches contre mes jambes et, tout d’un coup, je vis, là-haut, dans la colline, une profonde blessure sombre d’où saignait l’argile.
— Et alors, il me cria en me voyant arriver, vous venez par les fonds ? On dirait un homme-plante. Vous en avez des idées, vous !
Il m’attendait dessus son aire, et, le dernier pas, je le fis, attiré par sa grande main qui avait saisi la mienne. Il me donna la cruche à deux canons ; je me refis un bon humide tant du dedans que du dehors en pompant l’eau à pleine gueule, en m’arrosant toute la poitrine du rais clair ; après ça, je sentis un air de vent, tout se mit en ordre dans ma tête et il me sembla que j’étais encore le maître.
Autant dire aussitôt tout l’étrange de cette habitation. En colline, un fil d’eau c’est la vie. Elle le sait tellement qu’elle reste là aride et sèche, sans bouger, confiante dans ses vieilles forces, dans sa terre brûlante, dans son air boueux comme des flammes où explosent silencieusement les larges illusions du mirage. Un fil d’eau sous la narine et on est sauvé. Moi je venais d’avoir la main de l’eau tout entière en caresse sur moi ; elle était là encore à frisotter mes poils dans ses les doigts frais ; j’étais redevenu le maître de mon corps  […]


Extrait de « Le serpent d’étoiles » Jean Giono.


2 réflexions sur “L’imaginaire poétique

  1. marie 26/02/2019 / 14h14

    Superbe texte, bon après-midi MTH

    • Libres jugements 26/02/2019 / 16h47

      Merci Marie pour ce commentaire
      Je relis actuellement une grande partie de la littérature de Jean Giono et je dois dire que je me délecte surtout pour toutes celles et ceux qui connaissent un peu le pays de la Durance, le pays de Giono. Ce monde paysans attaché aux traditions du pays, à leur façon d’évoquer ce qui les entoure, dans une grande simplicité, de mots propres au pays, sans pour autant être ultra simpliste.

      Très cordialement
      Michel

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