Défiance oui, mais envers qui ?

La multiplication des incidents avec les journalistes ces dernières semaines lors des manifestations est révélatrice d’un divorce entre les médias et leur public. Pourtant, selon des acteurs du secteur, les solutions existent pour revenir à la sérénité.

Ça n’arrive pas qu’aux journalistes de BFMTV. Le 12 janvier dernier, à Bourges (Cher), Olivier Morin, un journaliste du journal l’Humanité, interrogeait une dame sur la manifestation des gilets jaunes et notait, simplement muni d’un carnet et d’un stylo, quand il a senti une présence insistante derrière lui.

Quatre hommes l’ont interpellé, ont balancé son crayon, l’ont sommé de montrer sa carte de presse et traité de « vendu ». Après négociations, et en élevant un peu la voix, il a pu réintégrer le cortège, retrouver la femme qu’il interrogeait et reprendre le cours de ses activités.

N’empêche : ce genre de scènes, parfois bien plus violentes, a eu tendance à se reproduire de trop nombreuses fois, ces dernières semaines, sur les manifestations.

Ce ne sont pas les médias qui sont attaqués, mais de simples salariés, considérés comme les représentants sur place de leur employeur. Le sondage annuel de Kantar-la Croix publié ce matin (jeudi 24/01/2019) fait effectivement état d’une désaffection croissante des Français à l’égard des journalistes.

Quitte à trouver naturelles ou à se désintéresser des agressions qu’ils peuvent subir. Pourtant, cette situation n’est pas une fatalité. Les solutions existent, elles sont connues de tous les acteurs de la profession. Et des pouvoirs publics, premiers concernés mais qui restent les bras croisés.

Car cette défiance ne remonte pas au mois de novembre et au mouvement des gilets jaunes. Elle a d’ailleurs connu des pics, ces dernières décennies, rappelait hier durant le point de presse de la Croix le sociologue des médias Jean-Marie Charon, en citant quatre exemples marquants :

  • les faux charniers de Timisoara en Roumanie en 1989,
  • les mobilisations sociales contre les lois Juppé en 1995,
  • le second tour de l’élection présidentielle de 2002 entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen
  • la crise des banlieues en 2005.

La différence, c’est que les journalistes n’étaient pas ainsi pris à partie directement, frontalement. Et là, les responsabilités sont assez claires. Il est peut-être temps de cesser, comme le préconise Vincent Lanier, du SNJ, « le mediabashing ». Nombre de personnalités politiques soufflent sans vergogne sur les braises de ce désamour entre médias et public, depuis des années, pour servir leurs intérêts ou détourner l’attention de procédures judiciaires.

L’AFP recense, peu après la présidentielle de 2017, les différents épisodes judiciaires du FN ? L’agence est alors une « usine à ragots diffamatoires », selon Marine Le Pen, présidente d’un parti qui aime qualifier la profession journalistique de « caste » après que son fondateur, Jean-Marie Le Pen, ait préféré le terme de « médiacrasseux ».

Alors même que le parquet a requis récemment un renvoi en correctionnelle dans l’affaire du Penelopegate, le candidat de la droite François Fillon a multiplié les attaques à l’égard des médias pendant la campagne, secouée par les révélations sur l’emploi présumé de sa femme. Dénonçant un « lynchage » et un « tribunal » médiatiques, il se dit la « cible d’une attaque impitoyable, partiale, 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 ». Jean-Pierre Raffarin ira jusqu’à parler d’« entreprise de démolition ».

Ce serait donc une « presse qui ne cherche plus la vérité » et qui tenterait de se muer en « pouvoir judiciaire », si l’on en croit Emmanuel Macron, ripostant sur l’affaire Benalla. Et l’on ne compte pas, pendant la campagne de l’élection présidentielle, le nombre d’incidents dans les meetings de campagne des candidats. « Si la haine des médias et de ceux qui les animent est juste et saine, elle ne doit pas nous empêcher de réfléchir et de penser notre rapport à eux comme une question qui doit se traiter rationnellement dans les termes d’un combat », écrivait quant à lui Jean-Luc Mélenchon, il y a un an, sur son blog, n’hésitant pas par ailleurs à parler de « parti médiatique » devenu son « adversaire ». « Quand on incite à la haine, on crée un monstre qu’on n’est pas forcément capable de brider plus tard », alerte Christophe Deloire, de Reporters sans frontières, joint par téléphone.

« Les raisons du divorce, on les connaît »

L’impression d’un discours monolithique de la part des médias dominants peut finir par rendre morose. « La violence peut naître d’une frustration », constate Christophe Deloire. « Or, les gilets jaunes, et au-delà des millions de citoyens, ont le sentiment que ce qu’ils voient ne correspond pas à ce qu’ils vivent », puisque certaines catégories sociales restent invisibles.

Surtout, tempête le syndicaliste Vincent Lanier, « les raisons du divorce, on les connaît ». À commencer par la concentration des médias dans la nacelle de groupes dont ce n’est pas le cœur de métier : « Les règles anticoncentration de la presse ont explosé. Le travail de la presse devrait être de service public. Or, les médias sont aux mains du privé, sans aucune règle. » […]

« Il est temps que nous mettions en place de nouvelles lois anticoncentration. Et si les investisseurs privés sont inévitables, il faut absolument fixer les règles de l’indépendance totale des rédactions vis-à-vis de leurs actionnaires », préconise Vincent Lanier, d’autant que les grands médias sont détenus par des milliardaires identifiés, y compris dans leurs sympathies politiques.

Les pouvoirs publics se posent donc en spectateurs, là où ils pourraient jouer un rôle déterminant.

[…]

Les observateurs notent aussi la dégradation, passée et à venir, de la situation professionnelle des journalistes. À qui on demande de plus en plus de s’occuper, en plus de leur cœur de métier, d’Internet. « Il y a une culture du buzz, du clic sur la Toile », déplore Vincent Lanier. Ce qui participe d’une information de mauvaise qualité.

Mais, au-delà, aussi, d’une situation de précarisation des journalistes, tant dans leur travail que dans leur statut social, les deux allant de pair (25 % des journalistes sont précaires). Dans les rédactions, les effectifs ne cessent de se réduire, à l’instar des postes mutualisés entre France Télévisions et Radio France, note Vincent Lanier. On ne peut éternellement demander aux journalistes de produire une information de qualité, tout en augmentant sans cesse leur charge de travail et en multipliant leurs domaines d’intervention et de compétence [et peut-être a cause de cela, leur incompétence!].

Toutes les solutions sont dans les mains des pouvoirs publics

Enfin, il faut aussi songer à reconstruire une relation de confiance avec le lecteur. Vincent Lanier préconise des médiateurs, entre les journaux et leurs lecteurs, y compris sur le Web, qui est très peu modéré et sert aujourd’hui de défouloir. […] « [Faire en sorte] de diminuer l’emprise de la communication », martèle quant à lui Christophe Deloire. Toutes solutions qui sont entre les mains, en grande partie, des pouvoirs publics.


Caroline Constant et Audrey Loussouarn – Titre original : « Médias  : les pouvoirs publics rappelés à leurs responsabilités » – Source (Extrait)


 

 

Une réflexion sur “Défiance oui, mais envers qui ?

  1. bernarddominik 26/01/2019 / 16h03

    Ce sont toutes les représentations de la démocratie qui sont remises en cause. Les journalistes, privilégiés par l’état avec des réductions d’impôts conséquentes et des salaires en grande partie payés par des fonds publics, qui laissent penser qu’ils sont favorables à un système qui les privilégie, une justice qui met des décennies à condamner les turpitudes des politiques mais décide en 48 heures de condamner un gilet jaune sans preuve formelle. Les juges bénéficient eux aussi d’une partie de leur salaire, et retraite, défiscalisé. Tout ce monde paraît donc gangréné par une corruption institutionnalisée. Le citoyen ordinaire peut il encore croire en ces soit disant relais de la démocratie ?

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