Sorcière, ou le regain de popularité d’un symbole féministe

L’Europe de la Renaissance a exécuté comme « sorcières » des dizaines de milliers de femmes. […] Aujourd’hui, alors que le rapport de l’humanité à son milieu vital engendre le chaos, faut-il s’étonner que la sorcière hante à nouveau l’Occident ? […]

En France, les sorcières font parler d’elles.

On a vu apparaître à Paris et à Toulouse, lors des manifestations de septembre 2017 contre la casse du code du travail, un « witch bloc » féministe et anarchiste, qui a défilé avec une banderole « Macron au chaudron ». […]

La référence à la sorcellerie peut s’inscrire dans une démarche politique, spirituelle… ou les deux à la fois. Côté politique, les féministes occidentales ont depuis longtemps fait de la sorcière un symbole — « Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n’avez pas réussi à brûler », dit un slogan célèbre. Elles soulignent le fait que les quelque cinquante à cent mille personnes exécutées pour sorcellerie en Europe, essentiellement aux XVIe et XVIIe siècles (2), étaient dans leur grande majorité des femmes. Celles-ci représentaient en effet 80 % des accusés et 85 % des condamnés. La campagne menée entre 1587 et 1593 dans vingt-deux villages des environs de Trèves, en Allemagne, par exemple, fut si féroce que, dans deux d’entre eux, elle ne laissa plus qu’une femme encore en vie ; on en avait brûlé 368  (3). […]

Les victimes, issues dans leur immense majorité des classes populaires, pouvaient être des guérisseuses ou simplement des femmes jugées trop remuantes, au verbe trop haut. Les célibataires et les veuves, ainsi que les femmes âgées, étaient surreprésentées parmi elles. […]

La première à revisiter cette histoire a été l’Américaine Matilda Joslyn Gage (1826-1898), qui militait à la fois pour le suffrage féminin, pour les droits des Amérindiens et pour l’abolition de l’esclavage — elle fut condamnée pour avoir aidé des esclaves à s’enfuir. Dans Woman, Church and State (« Femme, Église et État »), en 1893, elle écrivait : « Quand, au lieu de “sorcières”, on choisit de lire “femmes”, on gagne une meilleure compréhension des cruautés infligées par l’Église à cette portion de l’humanité. » […]

C’est à la Californienne Starhawk — née Miriam Simos en 1951 — que l’on doit l’articulation entre revendication féministe et pratique spirituelle. Starhawk s’inscrit dans le cadre très vaste de la wicca, la religion néopaïenne, dont elle incarne un courant féministe et progressiste. […]

Comme la philosophe Silvia Federici (9), elle voit dans les chasses aux sorcières l’un des événements qui ont préparé le terrain à l’essor du capitalisme au XVIIIe siècle.

Dans Rêver l’obscur (10), elle décrit les bouleversements dont elles se sont accompagnées : la privatisation des terres autrefois cultivées collectivement, qui défait les communautés et prive les plus fragiles de leurs moyens de subsistance ; la naissance d’un rapport à la nature conquérant et agressif. […]

La sorcellerie s’attaque en quelque sorte aux ressorts culturels profonds sur lesquels s’appuie le capitalisme. Car celui-ci s’est imposé par la force, certes, mais aussi par la séduction, par ses affinités avec une forme de raison dominante qui permettait de voir le monde comme un ensemble de ressources inertes qu’il s’agissait d’exploiter et de valoriser. La magie répond dès lors à un besoin de trouver une nouvelle manière de s’inscrire dans son milieu vital. Si elles recherchent toutes la connexion aux éléments et se montrent attentives au cycle des saisons ou de la lune, à la circulation de l’énergie dans l’univers, les sorcières modernes se distinguent par une pratique très libre, dépourvue de dogmes. […]

La sorcellerie actuelle invente une forme de spiritualité progressiste et revendique un lien à la nature sans pour autant accepter les « naturalités » de type réactionnaire. Pas question de célébrer un féminin forcément maternel, doux et nourricier, et de poser un interdit sur l’avortement — ce qui serait d’ailleurs un contresens historique, puisque les guérisseuses autrefois poursuivies pour sorcellerie étaient aussi des avorteuses, et déchaînaient la fureur d’un pouvoir politique et religieux de plus en plus obsédé par la natalité après la Grande Peste du XIVe siècle. […]

Celles et ceux qui s’emparent de la sorcellerie aujourd’hui ont grandi avec Harry Potter, ou encore avec les séries Charmed. En outre, la magie apparaît paradoxalement comme un recours très pragmatique, une manière de s’ancrer dans le monde et dans l’existence à une époque où tout semble se liguer pour vous précariser et vous affaiblir. […]

De plus, on assiste, comme à l’époque des chasses aux sorcières, à un renforcement de toutes les formes de domination, symbolisé par la présence à la tête du pays le plus puissant du monde d’un milliardaire professant une misogynie et un racisme décomplexés ; de sorte que la magie apparaît à nouveau comme l’arme des opprimés. […]


Mona Chollet – Le Monde Diplomatique  – Titre original : « Tremblez, les sorcières sont de retour ! » – Source (Extrait)


  1. Tara Isabella Burton, « Each month, thousands of witches cast a spell against Donald Trump », Vox, 30 octobre 2017.
  2. Les colonies britanniques de Nouvelle-Angleterre ont elles aussi connu des procès en sorcellerie, dont le plus célèbre reste celui de Salem, dans le Massachusetts, en 1692. Beaucoup moins nombreuses qu’en Europe, ces affaires ont néanmoins profondément marqué l’imaginaire américain.
  3. Guy Bechtel, La Sorcière et l’Occident. La destruction de la sorcellerie en Europe, des origines aux grands bûchers, Plon, Paris, 1997.
  4. Anne L. Barstow, A New History of the European Witch Hunts, HarperCollins, New York, 1994.
  5. Robert Muchembled, Les Derniers Bûchers. Un village de France et ses sorcières sous Louis XIV, Ramsay, Paris, 1981.
  6. Agathe Duparc, « Anna Göldi, sorcière enfin bien-aimée », Le Monde, 4 septembre 2008.
  7. Robin Morgan, Going Too Far : The Personal Chronicle of a Feminist, Random House, New York, 1977.
  8. Starhawk, Chroniques altermondialistes. Tisser la toile du soulèvement global, Cambourakis, coll. « Sorcières », Paris, 2016.
  9. Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Entremonde-Senonevero, Genève-Marseille, 2014 (1re éd. : 2004).
  10. Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Cambourakis, coll. « Sorcières », 2015 (1re éd. : 1982).
  11. Starhawk, The Spiral Dance : A Rebirth of the Ancient Religion of the Great Goddess : Twentieth Anniversary Edition, HarperCollins, San Francisco, 1999.
  12. Catriona Sandilands, « Womyn’s Land : communautés séparatistes lesbiennes rurales en Oregon », dans Reclaim, recueil de textes écoféministes choisis et présentés par Émilie Hache, Cambourakis, coll. « Sorcières », 2016.
  13. Catherine Larrère, « L’écoféminisme ou comment faire de la politique autrement », dans Reclaim, op. cit.

2 réflexions sur “Sorcière, ou le regain de popularité d’un symbole féministe

  1. Pat 03/11/2018 / 19h31

    C’est vrai que les femmes sont envoûtantes. Malgré tout elles sont quand même utiles (oups…). Zut! je vais encore avoir des désabonnements.

  2. jjbey 03/11/2018 / 23h24

    Qu’il est doux de se faire ensorceler par une qui ne possède pas de griffes. Elles sont plus nombreuses que l’on croit et en avoir une à ses côtés est un bonheur permanent.

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