Les projets de la Commission européenne en matière agricole pour les sept prochaines années reflètent la déconfiture politique de l’Europe communautaire. La répartition des subventions entre agriculteurs ou les normes environnementales seraient laissées au bon vouloir des États membres, dessinant une politique à la carte, loin des impératifs sociaux et écologiques contemporains.
Un article redigé par Frédéric Courleux directeur des études du cabinet Agriculture Stratégies, et Aurélie Trouvé maîtresse de conférences en économie à AgroParisTech.
Avec le départ du Royaume-Uni, les finances européennes seront amputées d’environ 10 milliards d’euros par an. En attendant que les gouvernements s’accordent sur la création de nouvelles ressources, ce sont les budgets des deux grandes politiques historiques de l’Union européenne qui devraient subir les coupes les plus claires. La politique de cohésion (ou politique régionale) et la politique agricole commune (PAC), dont les crédits baisseraient de 16 % au cours des sept ans à venir […] (1).
[…] … les marchés agricoles sont structurellement instables ; les cours mondiaux relèvent le plus souvent du dumping, car ils correspondent aux excédents des pays les plus compétitifs. Les agriculteurs européens subissent des prix généralement bas ne couvrant pas les coûts de production.
À rebours des choix effectués par Bruxelles, les politiques agricoles ont été renforcées dans le reste du monde depuis la crise alimentaire de 2008. […] Quasi seule contre tous, l’Union européenne s’accroche, quant à elle, au logiciel libre-échangiste des années 1990.
Cependant, confrontés à la crise du monde agricole, les économistes de la Commission cogitent aussi frénétiquement qu’inutilement pour trouver des solutions qui cadrent avec la prohibition de l’intervention publique. C’est ainsi qu’ils proposent de consolider, dans la future PAC, les « outils de gestion des risques » : assurances privées et fonds mutuels. Mais les outils de ce type ne sont efficaces que lorsque les prix chutent sur une longue durée. Ils sont également inutiles quand les baisses de prix surviennent pour la plupart des producteurs en même temps, rendant impossible la mutualisation des risques. Or c’est ce qui se produit le plus souvent dans le secteur agricole.
L’aberration des aides découplées
Dans un contexte de dérégulation des marchés, les grandes entreprises de transformation et de distribution continuent de se tailler la part du lion dans la valeur ajoutée, au détriment des agriculteurs. Les prix payés aux producteurs ont ainsi chuté de moitié depuis quarante ans, quand ceux des produits agroalimentaires achetés par les consommateurs ont à peine bougé (- 7 % en euros constants depuis 1975) (2). Les filières agroalimentaires connaissent une concentration de plus en plus aiguë des entreprises de l’aval (transformation, distribution), mais aussi de l’amont (semences, intrants chimiques, machinisme). Ce qui ne semble pas émouvoir les autorités de la concurrence.
Que propose alors la Commission européenne en 2018 ?
Inciter à la création d’organisations de producteurs, locales ou nationales, afin de maîtriser la commercialisation et les prix de vente de leurs produits, comme c’est déjà le cas dans certains secteurs depuis 1960 en France (viande bovine, fruits et légumes frais, etc.). Certes, de tels regroupements s’imposent. Pour autant, seront-ils suffisants en l’absence d’intervention publique ? […]
Autre voie que souhaite emprunter la Commission européenne : la « réserve de crise ». Jamais utilisée depuis sa création en 2015, cette cagnotte de 450 millions d’euros prélevée sur le budget de la PAC a pour objectif « la gestion de marché ou la stabilisation en cas de crises affectant la production ou la distribution ». Elle peut servir par exemple à verser des aides pour rééquilibrer les marchés en incitant à diminuer la production. La Commission envisage dorénavant que l’on puisse reporter d’une année sur l’autre les montants inutilisés. Mais, sans proposition d’une approche nouvelle dans la gestion des crises, on peine à croire que cette réserve de crise sera un jour mobilisée.
L’Union dispose encore d’un outil : les droits de douane aux frontières européennes, qui restent, pour beaucoup de produits agricoles, supérieurs à ce qu’ils sont dans d’autres secteurs économiques (11,1 % en moyenne, contre 4,2 % pour l’ensemble du commerce européen). Mais c’est compter sans les accords de libre-échange qui se multiplient avec de très nombreux pays et régions du monde, et qui entérinent chaque fois des quotas d’importations libres de droits ou des baisses de droits de douane. Ainsi en est-il de l’Accord économique et commercial global (CETA), conclu avec le Canada et appliqué partiellement depuis 2017, ou de celui négocié en ce moment avec le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay).
[…] … 340 000 des 440 000 exploitations françaises reçoivent des aides de la PAC, ces dernières représentant 85 % du revenu agricole français en 2016 (4). Ces aides découplées sont attribuées quel que soit le niveau des prix et des revenus. Conclusion : elles sont gaspillées les années de vaches grasses, plutôt que conservées pour les années de vaches maigres. Versées à l’hectare et non par travailleur, elles ne soutiennent pas l’emploi, mais incitent à l’agrandissement des surfaces cultivées. Ces aides découplées devraient continuer à dévorer le budget de la prochaine PAC, avec ce qui est désormais appelé « aide de base au revenu ».
[…] L’Union européenne abandonne sciemment le rôle de gendarme de l’environnement, qu’elle avait pourtant commencé à jouer avec la directive qui fixe des objectifs de réduction de la pollution des eaux par les nitrates et de l’eutrophisation issue des activités agricoles. Dans un espace européen directement connecté aux prix internationaux, les plus conservateurs auront beau jeu, dans chaque pays, d’exiger des contraintes minimales pour ne pas porter atteinte à leur compétitivité.
[…] À vouloir jouer la bonne élève de l’OMC, l’Europe conduit sa politique agricole dans une impasse. […]
Frédéric Courleux & Aurélie Trouvé – Le monde diplomatique –titre original : « Une politique agricole si peu commune » – Source (extrait)
(1) Cf. Jacques Carles, « Baisse du budget de la PAC UE27 de près de 30 % en vingt ans : l’abandon progressif de la seule politique européenne intégrée », Agriculture Stratégies, 31 mai 2018.
(2) Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), Paris, comptes nationaux de l’agriculture.
(3) Ref absente – Cf. « Étude sur les mesures contre les déséquilibres de marché : quelles perspectives pour l’après-quotas dans le secteur laitier européen ? », rapport financé par le ministère de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt, Paris, 10 juin 2016.
(4) Comptes nationaux de l’agriculture. Il s’agit du revenu net des facteurs (valeur ajoutée nette plus subventions moins impôts).