Vivons-nous sans le savoir sous une dictature du bonheur ?

Vous êtes connue pour vos recherches sur le capital sexuel et émotionnel. Comment passe-t-on de l’étude des rapports amoureux à celle de la psychologie positive ?

Eva Illouz — Je dirais qu’il y a deux fils conducteurs. Le premier, c’est le fil sociologique, qui consiste à montrer que la vie privée, les sentiments et les émotions relèvent du social. Je ne fais que suivre une longue lignée d’historiens, anthropologues et sociologues pour qui, aussi privée qu’elle soit, l’existence de chacun est contrainte par la dimension économique, politique et symbolique de la vie sociale.

On fait l’expérience de l’honneur ou de la colère très différemment dans une société guerrière ou dans une société de commerce. Dans les sociétés contemporaines, l’individu fait l’expérience de lui-même comme un sujet qui est privé, qui doit inventer ses propres règles de vie, dont l’intériorité ne peut être partagée avec d’autres. Or, notre expérience et l’expérience que nous avons de nous-même restent sociales. […]

[…] la psychologie humaniste dans les années 1960 (Carl Rogers ou Abraham Maslow), qui a opéré un nouveau changement. On n’a même plus besoin d’être névrosé […]

[…] …on invente l’idée que la plupart des vies, même normales, sont moins bien que ce qu’elles devraient être.  C’est l’idée de réalisation de soi-même. Cet élargissement du champ de la psychologie a été une aubaine pour le capitalisme. C’est comme si l’on avait inventé au départ un produit pour nous guérir de la cigarette, et qu’ensuite avec le même produit on vous disait : “On va vous guérir même si vous ne fumez pas. Le fait de ne pas fumer recèle un potentiel caché qu’il faut libérer.”

La psychologie a réussi l’exploit d’élargir son champ d’action, de s’adresser aux malades et aux bien-portants. L’objectif ? Maximiser le moi, le faire fructifier comme un capital, augmenter sa valeur psychologique et marchande. Si, pour Aristote, le but du bonheur, c’est de pratiquer les vertus et la vie bonne, le bonheur contemporain est une façon de maximiser le moi et ses utilités.  Le bonheur devient une entreprise privée, au travers de laquelle nous devons exercer notre capacité à la mobilité psychique, comme précurseur ou condition de la mobilité sociale. La capacité au bonheur, c’est l’assurance de la mobilité sociale, et non plus tellement l’inverse comme on le pensait. La souffrance devient une affaire de choix personnel.  Si on est malheureux, c’est qu’au fond, quelque part, on le veut. Si la loi nous tient responsable de nos actes, il s’agit désormais d’être responsable de ses émotions et de ses pensées. Un peu comme le pénitent chrétien, mais la faute est vis-à-vis de nous-même. […]


Entretien d’Eva Illouz realisé par David Doucet pour les Inrocks – Titre original « Le Bonheur accentue l’individualisme » Source (Extrait)


 

5 réflexions sur “Vivons-nous sans le savoir sous une dictature du bonheur ?

  1. jjbey 16/09/2018 / 12h08

    C’est bien dit mais trop général.
    Le bonheur c’est un instant, celui qui croise le chemin d’un oiseau qui chante, la bonne surprise des enfants qui arrivent à la maison, la gifle infligée au tortionnaire, le pastis que l’on déguste avec les amis, le petit fils qui a obtenu son bac……. ces bonheurs ajoutés les uns aux autres font que nous soyons heureux.

    Épicure quand tu nous tiens.
    J’ai toujours du bonheur à répondre et laisser un commentaire même quand l’article lu est triste et me rend malheureux. On tire du bonheur de tout et de rien dès lors que l’on est vivant et observateur des choses de la vie.
    Bon dimanche heureux.

    • fanfan la rêveuse 17/09/2018 / 6h58

      Hé oui le bonheur est tout et rien. Il suffit d’être ouvert, attentif aux petites choses de la vie et non courir sans cesse après quelque chose. Le bonheur n’est pas dans l’attente, l’acquisition du confort, d’un poste, c’est hélas souvent l’erreur qui est faite.
      Belle journée à tous !
      🙂

      • Libres jugements 17/09/2018 / 16h06

        Bien d’accord mais encore faut-il disposer un peu de temps pour constater ces instants de bonheur … difficile lorsque les soucis, les tracas journaliers et la quette d’une embauche, d’un salaire, d’un logement sont nécessaire pour survivre … soit un faisceau de problèmes prenant le dessus, accaparant l’observation de ces instants de quiétudes

        • fanfan la rêveuse 17/09/2018 / 19h42

          Michel, nous pouvons être surbooker et pour autant savoir reconnaître un petit bonheur 😉
          Belle soirée à vous !

  2. Mathis LeCorbot 16/09/2018 / 12h43

    Je souscris à cette vision !

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