Dans les eaux troubles de l’aquaculture

La moitié des poissons consommés dans le monde provient désormais d’élevages.

[…] Le 29 janvier 2018, peu avant de quitter la présidence du Chili, la socialiste Michelle Bachelet officialise à Punta Arenas la création du parc national Kawésqar, le plus vaste du pays : une étendue de 2,8 millions d’hectares dispersés sur les îles et les péninsules du sud-ouest de la Patagonie. Cependant, seules les terres émergées sont protégées ; les eaux adjacentes et leur fragile écosystème ne sont pas concernés. Explication de cette incongruité : la volonté de ne pas freiner l’expansion des élevages de saumons…

Jadis mets de luxe pour les fêtes de fin d’année, le saumon est devenu un produit de consommation courante. Dans le commerce mondial des produits de la mer et d’eau douce, estimé à 136 milliards d’euros, le saumon et la truite représentent les premières espèces en valeur et les deuxièmes en tonnage — après les thonidés.

L’aquaculture mondiale a produit 2,25 millions de tonnes de saumon atlantique en 2016, contre seulement 300 000 en 1993  (1). […]

Premières concernées par le nouveau parc national, les populations kawésqares descendent des pêcheurs indigènes nomades qui, jusqu’à leur sédentarisation, au milieu du XXe siècle, parcouraient la Patagonie en canot. Consultées au préalable par les autorités, quatre des douze communautés reconnues par l’État (depuis 1993) ont refusé de cautionner la création de ce parc, jugeant insatisfaisant le statut proposé de « zone marine côtière à usages multiples » : « La mer fait partie intégrante de notre cosmogonie, nous explique Mme Leticia Caro, porte-parole des communautés kawésqares rebelles. C’est notre devoir de prendre soin du milieu marin. Ce parc usurpe le nom de “kawésqar” et livre la mer aux industriels du saumon. » […]

Plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) rencontrées à Santiago confirment ce constat : « La croissance économique est la seule motivation de l’aquaculture, jamais ne se pose la question de ce que l’écosystème peut endurer », déclare Mme Liesbeth Van der Meer, vice-présidente d’Oceana Chili, une association de défense du milieu marin. « La région de Magellan [dans le sud du pays] abrite des cétacés, des pingouins, rappelle Mme Estefanía González, coordinatrice de Greenpeace Chili. Dans les fjords, nous avons calculé que l’eau met trente ans à se renouveler complètement. Pourquoi installer une industrie polluante dans un écosystème si fragile ? » […]

[…] M. Óscar Garay nous reçoit dans ses bureaux de Puerto Natales, à trois heures de route de Punta Arenas. Le gérant de l’entreprise Salmones Magallanes est aussi vice-président de Salmonicultores Magallanes, qui regroupe les aquaculteurs de la région XII. « Je ne suis pas aveugle. L’aquaculture a un impact environnemental », admet-il, avant de relativiser : « Toute activité humaine a un impact, même prendre l’avion. La question est : quel impact réel, et comment le réduire ? » La chute des prises constatée par les pêcheurs ? « C’est le cas partout dans le monde, même là où il n’existe aucun élevage de saumons. Au contraire, l’aquaculture permet d’éviter la pêche intensive qui vide les océans. » […]

[…] employé dans une usine chilote de la société norvégienne Marine Farms et président de la Fédération des travailleurs du saumon de l’île : « Dix heures par jour pour 400 000 pesos [535 euros] par mois. Beaucoup de gens cumulent les heures supplémentaires pour pouvoir finir le mois. La marée rouge, comme le virus de l’AIS en 2007, a provoqué une énorme crise : 80 à 90 % des salariés se sont retrouvés au chômage. On a dû se mobiliser pour obtenir des compensations de l’État. Le Chili est un pays très néolibéral…

Le pire, c’est que, malgré cette crise, les industriels, eux, ont eu une très bonne année ! », fulmine le syndicaliste. Le cours du saumon est passé de 5,90 dollars le kilogramme en mars 2016 à 7,33 en avril, puis à 9 en septembre (5). M. Garay confirme : « C’est la loi de l’offre et de la demande. L’offre diminue et la demande reste la même, alors les prix augmentent. »

Pour combattre les maladies, les industriels chiliens recourent massivement aux antibiotiques : cinq à sept cents fois plus que leurs homologues norvégiens.

« Quatre-vingts pour cent des antibiotiques que le Chili importe vont à l’aquaculture », précise Mme Van der Meer. Face au risque d’émergence de bactéries résistantes, brandi par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Sernapesca exige désormais qu’on réduise leur utilisation.


Le gouvernement chilien l’admet à demi-mot : l’aquaculture atteint ses limites. […] Cédric Gouverneur – Le monde diplomatique : titre original : « Saumon, du mets de luxe au fléau écologique » – Source (Extrait)


  1. « La situation mondiale des pêches et de l’aquaculture 2016 », Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, Rome.
  2. Banque centrale du Chili, Santiago ; lettre d’information du site Aqua.
  3. Lettre de M. Sandoval Precht, alors président de SalmonChile, adressée aux autorités, reproduite dans le document « Reporte crisis social ambiental en Chiloé. Resumen ejecutivo» (PDF), Greenpeace Chili, Santiago, septembre 2016.
  4. « Rechazan demanda ambiental por vertimiento de salmones muertos en Chiloé», troisième tribunal environnemental du Chili, Valdivia, 29 décembre 2017.
  5. Études de marché, Index salmon.

2 réflexions sur “Dans les eaux troubles de l’aquaculture

    • Libres jugements 17/09/2018 / 16h00

      Productivisme et maximum de gains ne font pas une alimentation saine

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