Nous publions, avec l’accord de l’auteur, un article d’Alain Garrigou publié sur son blog sous le titre « Johnny et l’irréalité ». Il revient sur la couverture médiatique de la mort du chanteur à succès.
Il n’était pas question de traiter le sujet « à chaud » mais avec le recul, il semble que la réflexion sur cet événement soit salutaire, surtout qu’il prit bien de l’espace médiatique et contribua a quelques revenus financiers – MC
La mort de Johnny Hallyday a déclenché une vague médiatique à la hauteur des événements les plus dramatiques. Le 6 décembre 2017, les commentaires en boucle coupés par les directs, les témoignages de proches et les micro-trottoirs des fans se succédèrent sans discontinuer sur toutes les ondes : chaînes d’info… en continu, immédiatement suivies par les chaînes d’info générales puis par la presse écrite.
Le déluge continua les jours suivants, relancé par un hommage national retransmis en direct et un « dernier voyage » aux Antilles. Les titres étaient à la hauteur de l’évènement : « France en deuil », « France en larmes ». Les commentateurs redoublaient l’unanimité par leurs explications : la France était en deuil parce que le défunt était une « idole », voire un « héros », etc. On se sentait ainsi un peu seul si l’on ne ressentait aucune tristesse. Était-on même tout à fait français ?
Dès le premier jour de ce deuil médiatique, les solitaires découvraient pourtant qu’ils l’étaient moins lorsque, rencontrant des amis, ils partageaient agacement et ironie. Il est probable que ces dissidents étaient socialement proches mais, à l’inverse, les endeuillés n’étaient-ils pas surtout membres du showbiz et les fans plutôt des septuagénaires des milieux populaires ? En tout cas, il n’y avait nulle unanimité.
Comment ce déferlement unanimiste avait-il pu se développer contre la vérité et la raison ? Encore une fois, on se trompait d’objet en croyant que l’information enregistre simplement l’importance des événements et parle forcément des choses qu’elle désigne. Les médias étaient bien en peine de voir qu’ils fabriquaient eux-mêmes cette unanimité d’images et de papier. Était-ce encore de l’information que ces images et commentaires diffusés pendant une semaine, jusqu’à la tombe antillaise ? En attendant les suites du récit funèbre où, « avec du recul », viendront les documentaires sur la carrière du chanteur et les confidences des intimes. Les médias se sont comportés comme des entreprises de mobilisation. […]
L’industrie de l’irréalité
Dans les dystopies les plus classiques, l’ordre totalitaire est notamment assuré par la propagande. Dans Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, la mise en condition totalitaire s’impose par la profusion de l’information et précisément par celle des images diffusées par les murs écrans tandis que, dans 1984 de George Orwell, Big Brother règne par le contrôle strict d’une information unique. George Orwell était sans doute plus réaliste au regard des régimes totalitaires qui avaient occupé le XXe siècle, Aldous Huxley plus prophétique en anticipant l’ère télévisuelle et numérique de l’inflation des canaux et des messages.
Le traitement médiatique de la mort de Johnny Hallyday a donné une version hybride de cette tutelle en associant une multiplicité des médiateurs et une uniformité du message. […] Il faut donc expliquer comment les médias ont mis en musique une partition du deuil unanime, sans poste de commandement, en quelque sorte spontanément. Si l’on en croit les justifications professionnelles, la hiérarchie de l’information serait déterminée par l’importance de l’évènement. Tant pis si cet objectivisme de l’information ne résiste pas aux épreuves les plus simples. Rien de plus solide qu’une idéologie professionnelle que les professionnels démentent volontiers en privé mais qui est commode pour se préserver.
Comment les médias ont-ils pu être si unanimes face à un événement dont beaucoup de journalistes auraient convenu qu’à titre personnel, ils s’en fichaient ? Cette forme de coordination se trame dans les salles de rédaction où les uns et les autres réagissent selon ce que disent et montrent les uns et les autres. Il faut voir les murs d’écrans diffusant les images de la concurrence dans les studios de télévision et les exemplaires de journaux dans les bureaux des radios et de la presse écrite pour comprendre cette situation d’interdépendance tactique élargie (Thomas Schelling) où la vision que se font les uns dépend non seulement de la vision des autres mais de ce qu’on croit être la vision de l’autre. Et inversement. Contre tout le bon sens libéral du pluralisme de l’information, il faut alors expliquer comment l’information peut être d’autant plus uniforme que se multiplient les moyens de communication.
[…]
La doxocratie
Comme d’habitude fascinés par l’apparence, en dissertant sur les idoles et les héros, les commentateurs n’ont pas vu que Johnny n’y était pour rien. Il n’y eut guère d’exception sinon pour dénoncer ou bouder. Un peu de temps après, quand même et au titre de la célébrité. Les politiciens furent assurément les plus gênés même s’ils ne partageaient pas les mêmes raisons : il ne fallait pas braquer d’éventuels électeurs. Certains n’évitèrent pas le ridicule en comparant le défunt à Victor Hugo ou à la tour Eiffel. Plus rares furent ceux qui tentèrent de comprendre en s’emparant de l’entreprise de la campagne de presse comme d’un révélateur.
[…] Derrière le spectacle de douleur unanime donné par les médias, combien de fans endeuillés, de badauds curieux et d’indifférents absents ? Sans oublier qu’on peut endosser les personnages successivement ou simultanément. Assaillie par les messages de condoléances de ses amis, une fan du chanteur réagissait avec un bon sens que d’aucuns jugeraient « populaire » : « Faut pas exagérer, ce n’est tout de même pas mon père ou ma mère qui vient de mourir ». On pourra discuter sur le nom à donner à cet ordre politique nouveau.
Il faut alors regarder du côté des maîtres apparents du jeu, les détenteurs du pouvoir. On comprend aisément que des dirigeants politiques s’emparent des occasions de popularité, s’approchent intimement des personnages publics censés leur donner accès aux bénéfices de leur propre popularité, journalistes et membres du showbiz. Tout cet univers est caricaturé par une mesure annuelle de popularité dont le classement mêle acteurs, chanteurs, journalistes et politiques.
Cette année encore, le premier fut un chanteur retraité depuis quinze ans qui a demandé qu’on lui fiche la paix. Cette galéjade, à elle seule une démonstration, n’en est pas moins commentée, sans rire, par la plupart des médias. Il est des indices plus sérieux de cette confusion entre le réel et l’irréel, ils se sont multipliés depuis qu’un acteur de cinéma (Ronald Reagan) est devenu Président des États Unis, […]
De là à se rendre à deux cérémonies d’hommage funèbre à la suite, comme l’a fait le président de la République, il n’y a pas qu’un calcul intuitif sur l’exploitation émotionnelle d’un deuil mais aussi les sondages qui ont mesuré en quasi instantané l’émotion suscitée par ces deux morts dans le public. Dans le public ? Du moins dans ces échantillons de sondés semi-professionnels qui sont régulièrement appelés à donner leur opinion. Difficile d’imaginer qu’ils ne se déclarent pas émus par le décès d’un vieux monsieur au yeux bleus et par celui d’un chanteur populaire dont l’information rapportait la lente agonie. Nous n’aurons pas droit à ces sondages confidentiels rangés dans les archives du Service d’information gouvernemental pour y dormir à l’abri de toute investigation. […]
Un étrange silence
Pourquoi cette combinaison sociale, cette formule de domination est-elle anti-démocratique ? On se limitera ici à une dimension particulière d’une menace générale sur le pluralisme des idées et des élites. La vague unanimiste opère comme un contrôle social redoutable. Les voix dissonantes sont dissuadées par la vague médiatique qui incite plutôt au silence tant elle paraît inexorable parce qu’elle est immense et ramène les individus à des entités négligeables mais aussi parce qu’elle est décourageante de grégarité. Pour ne pas dire de bêtise. Le mot est lâché. Comment peut-on émettre un point de vue critique qui semble englober tant de gens — même en prenant des précautions et soutenir un raisonnement aux antipodes des émotions brutes sans être déjà coupable de morgue et d’arrogance ? Sur les réseaux sociaux, piloris et potences seront dressés. Aucune précaution ne saurait y suffire. Cela n’est évidemment que métaphore et ne comporte aucun danger réel, c’est-à-dire physique. La prévisibilité n’en souffle pas moins la question : à quoi bon ?
Critiquer les dirigeants politiques, rien de plus facile en démocratie parlementaire. En principe. Et il est vrai qu’ils ont droit à des volées de critiques, parfois injustes. Critiquer les médias est une activité banale mais difficile dans les médias eux-mêmes. Critiquer les journalistes est encore plus ardu, même si tous les journalistes ne sont pas également concernés. Dans une profession qui se sent souvent critiquée, voire mal aimée, les nerfs sont à fleur de peau et les réactions souvent corporatistes. Critiquer les personnages du showbiz est d’autant plus difficile que leur statut de saltimbanque semble les mettre à l’abri puisqu’ils jouent des rôles ou chantent, avec talent ou non. Privilège d’artistes. Et s’ils s’expriment politiquement, s’ils ont des amitiés politiques, comment leur dénierait-on les droits communs des citoyens ? Ces relations se multiplient-elles, s’intensifient-elles jusqu’aux mariages et autres relations d’intimité amoureuse, familiale ou amicale qu’elles sont protégées par le statut de la vie privée, même si la presse people en fait ses colonnes et les conversations mondaines ses rumeurs. Enfin, objecte-t-on, si cela fait les Unes c’est bien parce que le peuple apprécie. Ce présupposé a d’ailleurs organisé la coordination de la célébration funèbre. Et si les foules adorent, comment les en priver ? Et quel cuistre se permettrait-il de mettre en cause le mauvais goût des gens simples ? Des vaniteux forcément. Et si, conscients de la difficulté et malgré tout soucieux de porter le regard critique, ils redoublent de rigueur argumentative, de références, ils se dévoileront. Des intellectuels forcément. Ainsi, sentant les vents mauvais, les critiques, les esprits chagrins et les misanthropes se taisent. À quoi bon ? se disent-ils. Moins par crainte des insultes que par lucidité sur l’avenir. Les répliques de la vague médiatique perdurent, à en juger par l’apparition régulière de Johnny sur les écrans et des révélations décalées dans le temps ; l’industrie de l’irréalité a un avenir radieux. À la vitesse où les célébrités meurent, il y aura bien des hommages funèbres à concélébrer.
Alain Garrigou, Lu sur le blog ACRIMED (Lecture libre) – (Extrait)