L’obsession d’etat : le trop grand nombre d’agents du « public » !

Pour des raisons parfois diamétralement opposées, depuis deux siècles, des dirigeants de toutes tendances politiques ont réclamé la diminution du nombre d’agents de l’État.

La dénonciation du poids de l’État et du nombre de ses employés est depuis plus de deux siècles un leitmotiv repris, selon les périodes, par des acteurs dont les convictions traversent tout le spectre politique.

De la Révolution française jusqu’au milieu du XIXe siècle, la dénonciation de l’État et de son administration repose principalement sur une mise en cause du pouvoir politique des bureaux et de l’influence excessive de l’administration, sous une appellation forgée par l’économiste physiocrate Vincent de Gournay au milieu du XVIIIe siècle : la « bureaucratie ».

En 1793, Louis Antoine Saint-Just considère ainsi que « tous ceux qu’emploie le gouvernement sont paresseux » et qu’il est nécessaire de « diminuer partout le nombre des agents » (1). Son objectif n’est pas budgétaire, mais politique. Il s’agit alors de dénoncer la « constitution des bureaux en pouvoir autonome », le « risque de confiscation du pouvoir étatique » par l’administration, celle-ci étant perçue comme « susceptible de faire obstacle au gouvernement direct de la volonté générale » (2).

Face à l’expansion provoquée par la « supermonarchie administrative » napoléonienne (3), un concept est né de la critique du nombre des agents de l’État : le « fonctionnarisme ». En 1872, il fait son entrée à part entière dans le huitième tome du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse et renvoie alors à un « système fondé sur l’existence d’un grand nombre de fonctionnaires », une « manie des emplois publics » constituant un « fléau social ».

Là encore, Larousse n’est pas animé par un souci d’économie. Farouche républicain, il fait remonter la naissance du mal à la monarchie et assigne la responsabilité de son développement à l’Empire : « De 1789 à 1800, il y avait eu en France des citoyens, écrit-il. À partir de l’an 1800, il n’y eut plus que des fonctionnaires et des administrés », les premiers composant une véritable « armée du despotisme ».

Les budgétivores brocardés dans « Le Grelot »

Sous la IIIe République (1875-1940), les plaintes contre le nombre de fonctionnaires prennent la forme de la métaphore des budgétivores. Dans le journal satirique Le Grelot, le caricaturiste Alfred Le Petit les représente sous la forme de bonapartistes, de militaires et de curés dépouillant la République (4). Au service d’une critique de l’administration, la dénonciation du fonctionnarisme relève alors d’un appel à une épuration indispensable à la bonne marche de la République.

Or, au même moment, à l’autre bout du spectre politique, c’est justement à ce régime que le vicomte Georges d’Avenel attribue la responsabilité du fonctionnarisme. Il écrit dans La Revue des deux mondes : « Dire que la société doit l’école primaire gratuite à toutes les intelligences est un paradoxe égal, sinon supérieur, à celui qui consisterait à dire qu’elle doit le potage gratuit à tous les estomacs. » Il veut dire par là que la multiplication des agents de l’État témoigne de l’incapacité de la République à tenir ses promesses de gouvernement « bon marché » (5), tout en questionnant le périmètre de l’intervention publique.

En dépit d’un tel unanimisme, aucune politique de réduction d’effectifs n’est mise en œuvre avant la fin de la première guerre mondiale. Au printemps 1920, après quatre années de conflit et d’extension inédite des attributions de l’État, le ministre des finances annonce à la Chambre que « le problème financier dans son ensemble » exige une « compression énergique des dépenses » et la suppression de « tout service inutile » (6).

De multiples politiques allant dans ce sens sont menées dans l’entre-deux-guerres, sans que le volume des effectifs publics retrouve son niveau de 1913. Surtout, l’avènement du régime de Vichy provoque une nouvelle accélération dans le développement des interventions — de l’étatisation des polices municipales à la création du ministère de la production industrielle — et du nombre des agents publics.

Au lendemain de la Libération, la dénonciation du nombre de fonctionnaires suscite à nouveau un consensus très large, des communistes aux nostalgiques de Vichy. Les premiers voient dans les compressions une manière de poursuivre l’épuration par d’autres moyens. En décembre 1947, alors que les ministres communistes en ont été exclus sept mois plus tôt, Jacques Duclos continue de soutenir les politiques de réduction d’effectifs menées par le gouvernement.

Lors d’un débat à l’Assemblée nationale, le dirigeant communiste réclame même « du spectaculaire (7)  ». De fait, au moins jusqu’en 1948, les politiques d’économies sont censées affecter prioritairement les agents recrutés dans les « organismes parasitaires nés depuis Vichy (8)  », et épargner les personnels touchés par les politiques d’exclusion de l’État français et réintégrés depuis (9).

De leur côté, les nostalgiques du pétainisme dénoncent également la croissance des effectifs publics depuis la Libération, en visant notamment les entreprises nationalisées et la création de la Sécurité sociale. En 1949, dans les colonnes d’une revue d’extrême droite à laquelle il collabore régulièrement, Pierre-Étienne Flandin, éphémère président du conseil en 1934, puis ministre du régime de Vichy, affirme ainsi que le nombre des fonctionnaires, les « rois du système », n’a « cessé de croître ». « Ce développement monstrueux est la manifestation du processus morbide qui envahit l’organisme économique français et dont le terme ne peut être que la mort progressive de la machine envahie par la rouille », écrit-il (10).

Des mesures « un peu brutales et simplistes »

Le consensus qui règne au sortir de la seconde guerre mondiale entraîne ainsi d’importantes réductions d’effectifs. L’application des mesures préconisées par les commissions de la « hache », puis de la « guillotine », afin de supprimer au moins 150 000 postes entre 1946 et 1949 conduit à des compressions réelles situées entre un peu plus de 63 000 (selon le ministère des finances) et un peu moins de 140 000 (selon l’Institut national de la statistique et des études économiques).

Les conséquences ne sont pas minces. Le directeur du budget, ardent promoteur des politiques d’économies, constate lui-même que ces mesures « un peu brutales et simplistes » ont entravé le bon fonctionnement des services administratifs (11). Pour vraiment réduire les effectifs de l’État et faire des économies, les observateurs s’accordent alors sur la nécessité d’un « choix entre les missions que l’État entend accomplir (12) ».

Plus près de nous, entre 2007 et 2012, la politique de non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux a produit des effets comparables. Avant son élection, M. Nicolas Sarkozy avait promis de supprimer jusqu’à un million de postes, arguant qu’ainsi l’État serait plus efficace et moins coûteux. D’après les rapports annuels sur l’état de la fonction publique, ce sont finalement 94 000 équivalents temps plein qui ont disparu (et non 150 000, comme ses promoteurs aiment à le soutenir).

Or le bilan dressé par les grandes inspections de l’État montre que cette politique a moins permis d’économiser qu’elle n’a désorganisé les services. « À missions constantes, des économies significatives ne peuvent être attendues, sur le seul fonctionnement de l’État », concluent-elles en 2012  (13).

Alors que les promesses de réduction des effectifs s’étaient multipliées, l’efficacité budgétaire des mesures adoptées dans les années 1990 et 2000 est loin d’être flagrante. Pourtant, dans les discours parlementaires et gouvernementaux, tout se passe comme si l’argument du « trop de fonctionnaires » était totalement déconnecté de la question du périmètre des services publics.

Témoignant paradoxalement de la légitimité acquise par le développement de l’État, les pourfendeurs du fonctionnarisme du XXIe siècle minimisent systématiquement les conséquences proprement politiques des économies qu’ils préconisent.


Émilien Ruiz -Maître de conférences en histoire contemporaine et humanités numériques à l’université de Lille et chercheur à l’Institut de recherches historiques du Septentrion (Irhis). – Le Monde Diplomatique- Source (Extrait)


Note :

  1. Saint-Just, Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Folio histoire », Paris, 2004.
  2. Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours, Seuil, coll. « L’univers historique », Paris, 1990.
  3. Pierre Legendre, Trésor historique de l’État en France. L’administration classique, Fayard, coll. « Les savoirs », Paris, 1992.
  4. Par exemple : Le Grelot, Paris, 25 janvier 1880.
  5. Georges d’Avenel, « L’extension du fonctionnarisme depuis 1870 », La Revue des deux mondes,86, Paris, mars-avril 1888.
  6. Séance du 29 mars 1920, « Débats parlementaires », Journal officiel, Paris, 30 mars 1920.
  7. Première séance du 19 décembre 1947, « Débats parlementaires », Journal officiel, 20 décembre 1947.
  8. Séance du 15 février 1946. « Débats de l’Assemblée nationale constituante », Journal officiel, 16 février 1946.
  9. Circulaire no 1/1 B/4 du 4 janvier 1947, Journal officiel, 7 janvier 1947.
  10. Pierre-Étienne Flandin, « Le problème financier français », Écrits de Paris, no 51, janvier 1949.
  11. Note no 11305 du directeur du budget pour le ministre au sujet de suppressions d’emplois, Paris, 28 octobre 1949, Centre des archives économiques et financières.
  12. Gabriel Ardant, Problèmes financiers contemporains, Hatier, Paris, 1949.
  13. « Bilan de la RGPP [révision générale des politiques publiques] et conditions de réussite d’une nouvelle politique de réforme de l’État », rapport de l’inspection générale de l’administration, de l’inspection générale des finances et de l’inspection générale des affaires sociales, La Documentation française, Paris, septembre 2012.

2 réflexions sur “L’obsession d’etat : le trop grand nombre d’agents du « public » !

  1. fanfan la rêveuse 03/05/2018 / 8h39

    Bon d’accord, mais il me semble qu’il y a d’autres points où il serait bienvenue de faire des économies. Dans les avantages de nos dirigeants par exemple (voiture, tel, appartement, aide pour leur obséques et que sais je encore), leur train de vie, leurs enveloppes, leur salaire etc…

    Au vue du nombre important de politicien nous ferions une très belle économie et il serait un très bel exemple pour le peuple, qu’en dites vous Michel ?

    Pourquoi l’Homme ne sait il pas s’arrêter, voulant toujours plus même si cela n’est pas sage ?

    Belle journée Michel ! 🙂

    • Libre jugement 03/05/2018 / 11h57

      Tout d’abord bonjour.

      Bien évidemment Françoise, je vous suis dans votre raisonnement et combien furent pris du jeu de leur bénéfices tirés d’une petite ou grande notoriété. Qu’elle soit politique, du monde des arts ou correspondant à quelque gloire éphémère, tout se sait un jour, même les mieux cachés des grands de ce monde, président, comme grand chef d’entreprise, ou vedette d’un jour …
      La grande différence entre ceux qui ont la notoriété et le pauvre quidam, provient uniquement dans la façon dont la justice s’applique. Les privilégiés restant les privilégiés mêmes dans ce domaine.

      Même dans les états ayant fait une révolution socialiste (ou socialisante), aucun n’a pas eu ses privilégiés …

      Désespérant, oui, ayons déjà la volonté d’obtenir de pouvoir vivre sa vie décemment sans avoir à quémander à droite ou à gauche serait déjà pour beaucoup, une avancée certaine. Ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas dénoncer, mais …

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