Les étudiants livrés au marché de l’anxiété

La réforme du baccalauréat et l’instauration de critères de sélection à l’entrée des universités bouleversent l’articulation entre enseignements secondaire et supérieur. Dès la classe de seconde, les élèves sont désormais sommés de se projeter dans l’avenir, au risque de prendre la mauvaise voie.

Quand le ministre de l’enseignement supérieur Alain Devaquet projeta, en 1986, d’instaurer la sélection à l’entrée des universités, des centaines de milliers d’étudiants et de lycéens descendirent dans la rue, et le gouvernement recula.

Avec la loi relative à l’orientation et à la réussite étudiante (dite loi ORE, ou « plan étudiants ») concoctée par l’actuel gouvernement, la sélection est devenue une réalité. Malgré la mobilisation […] aucune [réelle] résistance ne semble s’organiser [et le peu est aussitôt chassé par la police].

Comment l’expliquer ?

Une partie de la réponse se trouve dans […] la dégradation des conditions de travail (amphithéâtres surchargés, recours croissant aux vacataires, tâches administratives de plus en plus lourdes…) conduit parfois au fatalisme.

Cette dégradation est largement organisée par l’État, qui se désinvestit de l’université à mesure que les effectifs augmentent : entre 2009 et 2015, on a compté 280 000 étudiants de plus, quand 7 147 postes de titulaires ont été supprimés (1). […]

La loi ORE réalise une promesse formulée par le président Emmanuel Macron : « Nous ferons en sorte que l’on arrête de faire croire à tout le monde que l’université est la solution pour tout le monde » (Le Point, 31 août 2017).

  • Fondée sur deux volets, l’un relatif à l’instauration de critères de sélection à l’université, l’autre sur la réforme du baccalauréat et du lycée, ce texte sonne le glas des politiques de démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur menées depuis les années 1960 dans le but d’élargir le nombre de salariés qualifiés.

La réforme promeut une conception « tubulaire » de l’orientation, qui relie directement la classe de seconde au marché du travail dans une suite ininterrompue d’épreuves sélectives et de choix d’orientation « rationnels », selon une approche parfois appelée « bac — 3 – bac + 3 ».

  • Avec le futur lycée à la carte, qui verra disparaître les filières scientifique, littéraire et économique, un élève souhaitant entrer à l’université devra, dès la seconde, s’assurer que les « disciplines de spécialité » et les modules choisis correspondent bien aux critères de sélection (les « attendus ») de l’établissement qu’il veut intégrer.
  • Cela suppose non seulement d’avoir une idée claire de l’offre de formation disponible, mais aussi d’être certain de son choix d’orientation, à un âge de découverte, et non de projection dans l’avenir. Au risque de se retrouver coincé dans une mauvaise voie.
  • La loi fait ainsi reposer sur l’élève — et sur des choix effectués à 15 ou 16 ans — la responsabilité de sa réussite ou de son échec. […]

« Société du concours » et apologie de la performance individuelle

À bien des égards, l’adhésion — ou tout au moins le consentement — au principe de tri à l’entrée de l’université renvoie à une approbation plus générale des multiples formes de classement et de sélection qui parsèment les sociétés contemporaines.

  • Peu importe que la sélection génère des inégalités, les élèves des classes populaires étant moins bien représentés dans les filières sélectives qu’à l’université : elle est porteuse d’un idéal de société méritocratique pure, fondée sur l’idée platonicienne d’un gouvernement des meilleurs.

L’élargissement des publics scolaires joue à plein dans ce processus. Les individus acceptent d’autant plus les hiérarchies scolaires qu’ils ont baigné dedans durant leur formation (3). Ainsi, la scolarisation obligatoire et son extension à l’enseignement secondaire auraient eu pour effet d’accélérer, auprès d’un nombre de plus en plus large d’individus aspirant à un diplôme de l’enseignement supérieur, l’adhésion et la croyance à cette forme institutionnelle d’évaluation de soi et de comparaison avec autrui (4). […]

Pour les bacheliers et leurs familles, la réforme ne se contente pas de fermer l’accès de droit à l’université : elle organise les conditions d’un marché de l’anxiété. Les lycéens avaient jusqu’au 13 mars dernier pour formuler leurs vœux d’affectation sur la plate-forme virtuelle Parcoursup, ouverte fin janvier.

La phase de préparation des candidatures a été vécue par de nombreuses familles comme une période de stress intense, à cause de l’inflation des démarches : pour le dépôt de chacun des dix vœux, il fallait proposer un curriculum vitae (CV) et une lettre de motivation adaptés, en plus du dossier scolaire rassemblant tous les bulletins. […]

  • Ces changements affecteront également les enseignants du secondaire, qui doivent émettre un avis sur chacun des dix projets d’orientation des lycéens, transformant les conseils de classe en précomités de sélection pour l’université.

Par ailleurs, tout cela ne manquera pas d’entretenir les inégalités entre les établissements : pour une même note et une même orientation, un avis émanant d’un lycée prestigieux de centre-ville pourra être interprété différemment d’un autre, provenant d’un établissement plus populaire, situé en milieu rural ou à la périphérie d’une grande ville. […]


Annabelle Allouch Maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Picardie-Jules Verne.  –Le monde diplomatique – Source


  1. « La réforme de l’accès à l’université. Faits et chiffres », Syndicat national de l’enseignement supérieur – Fédération syndicale unitaire (Snesup-FSU), Paris, février 2018.
  2. Ref sans lien – Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », Paris, 1964.
  3. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments d’une théorie du système d’enseignement, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1970.
  4. Sur cette hypothèse, La Société du concours. L’empire des classements scolaires, Seuil, coll. « La République des idées », Paris, 2017.
  5. Ref sans lien – Christophe Charle, « Élites politiques et enseignement supérieur. Sociologie historique d’un divorce et d’un échec (1968-2012) », « La France et ses élites », Pouvoirs, no 161, Seuil, 2017.