Dans un petit café à quelques mètres du campus de Tolbiac, occupé par les étudiants qui protestent contre la nouvelle forme de sélection mise en place à l’université par Emmanuel Macron, Thomas Porcher salue l’ensemble du personnel avec le sourire, un exemplaire de son livre sous le bras. L’économiste, professeur et membre des Économistes Atterrés, vient de publier un Traité d’économie hérétique dans lequel il souhaite combattre le discours dominant en économie. […] Entretien.
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Dans votre livre, il y a une vraie traque des éléments de langage qu’on répète en boucle quand on parle d’économie, et qui sont présentés comme des vérités alors qu’elles n’en sont pas. C’est un peu une chasse à la fake news, non ?
Thomas Porcher : […] Le but, c’était de réarmer le citoyen, et de lui faire comprendre qu’il n’y a pas qu’une seule voie en économie. Aujourd’hui, on lui impose tout un tas d’épouvantails pour limiter le cadre autorisé de réflexion, pour réduire les termes du débat et ne laisser qu’une seule voie envisageable. […]
Aujourd’hui, quel est le cadre de ce discours dominant duquel il ne faut pas déborder ?
[…] Dans les années 80, après les crises pétrolières, c’est le modèle Thatcher/Reagan libéral qui a gagné.[…]
Comment ça se fait ?
Si vous tentez de sortir de ce cadre et que vous proposez autre chose, comme une relance de l’investissement public dans les hôpitaux, les crèches ou la transition énergétique, donc des investissements utiles pour tous, on va vous dire « Ah non, ce n’est pas possible. Là vous êtes un utopiste« . […]
On ne peut pas sans cesse accepter de voir son niveau de vie diminuer, d’avoir moins de retraites, moins de vacances, tout en travaillant plus, parce qu’on considère qu’il n’y a pas d’autre avenir possible. Le citoyen doit refuser cette fatalité, et opposer des arguments alternatifs. Tenir le rapport de force est le meilleur moyen de faire bouger les lignes.
Les médias ont-ils une responsabilité dans l’installation de ce cadre de pensée ? Dans le choix de leurs intervenants pour parler d’économie ?
[…] … beaucoup de personnes font des chroniques d’économie sans jamais avoir étudié l’économie, ils ont souvent une vision déformée de la science économique et offre une caisse de résonance au discours mainstream. Vous pourrez leur expliquer par A plus B que la dette n’est pas un problème ou la flexibilité du marché du travail n’est pas la solution miracle, ils auront du mal à l’entendre. […]
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Le programme d’Emmanuel Macron s’inscrit complètement dans cette idéologie dominante, ce n’est pas près de changer non ?
Moi ce qui m’étonne surtout, avec le programme d’Emmanuel Macron, c’est que personne ne lui a posé les bonnes questions. […]
Quand il a présenté son programme, avec 60 milliards d’économies sur la dépense publique, 25 milliards sur la sphère sociale avec l’assurance maladie, personne ne lui a posé les vraies questions. On coupe où ? Qu’est-ce qu’on économise ? Quels médicaments, quelles prestations ne vont plus être remboursés ? Comment fait-on 15 milliards d’économies ? […]
Quand il parle de 10 milliards d’économies sur l’assurance chômage alors qu’il veut étendre l’assurance chômage aux auto-entrepreneurs et aux démissionnaires, ça veut dire quoi ? Que les prestations seront moins longues ? Moins élevées ? Comme au Royaume-Uni, ou les prestations sont de 300/400 euros ? Personne ne lui a posé ces questions. C’est hallucinant. […]
Tous les programmes étaient crédibles, en réalité. Et auraient mérité qu’on en discute sur un pied d’égalité, encore une fois.
Si ce discours et les actes profitent aux grands groupes et pas aux peuples et aux Etats, pourquoi les dirigeants continuent de les mettre en place ?
Mais moi aussi je me pose cette question. Vous savez, Emmanuel Macron a fait de très hautes études. Il a travaillé chez Rothschild. Dans sa vie, il a probablement rencontré plus de grands chefs d’entreprise que d’ouvriers. Comment a-t-il fait financer sa campagne ? S’il avait été voir des gens fortunés en annonçant qu’il allait augmenter les impôts sur les sociétés et taxer les hauts revenus, aurait-il eu des financements ?
«Vous avez à un moment une convergence d’intérêt, entre des gens qui se connaissent, on fait les mêmes écoles, et se ressemblent. Ils sont donc beaucoup plus sensibles à discuter entre eux qu’avec les autres.» […]
Et les gens qui font ça ne se rendent pas compte des vies qu’ils détruisent ?
Il y a un peu de ça, sauf que maintenant tout est dit d’une autre façon. On dit qu’on va « flexibiliser le travail« . Mais on ne va jamais parler de la souffrance au travail. On a remplacé l’humain par un vocabulaire technique. On va dire aux gens « avec la mondialisation, nous devons augmenter notre compétitivité« , et derrière ces mots, il y a la compression des salaires, l’augmentation de la cadence et la souffrance au travail. Tout est caché derrière un langage technique, mais au final il y a une classe sociale qui en écrase une autre. La réalité c’est qu’il y a encore dans notre société des rapports de force très durs, et ces dernières années, ceux qui ont le plus profité de la mondialisation et de la redistribution, c’est cette petite frange de gens les plus riches.
Ce discours dominant est composé de plusieurs blocs tous liés entre eux, mais qui sont plus ou moins contestés à différents niveaux. Quel est le point sur lequel il est le plus difficile de faire changer les gens d’avis ?
Je pense vraiment que c’est la dette publique. Ces dernières semaines, de Benjamin Griveaux à Bruno Le Maire, tous ont répété en boucle que la dette était de 2 200 milliards. Un chiffre énorme. Et donc que c’est un problème pour les générations futures. Alors tout le monde vous dit que c’est vrai. Sauf qu’on a déjà eu des dettes à 200% du PIB. La dette privée, des entreprises et des ménages, est beaucoup plus élevée que celle du public. 120% du PIB. Et personne ne s’en inquiète. Alors même que la crise de 2008 a été provoquée par un excès de cette dette privée.
Donc il y a bien une volonté de s’attaquer au service public. On peut expliquer et réexpliquer que la dette n’est pas un problème, mais quelque chose de normal dans toute économie, qu’un Etat, ce n’est pas un ménage, que ma dette personnelle par exemple est plus élevée que celle de l’Etat Français, que c’est idiot de comparer une dette qu’on peut rembourser sur plusieurs siècles avec un produit annuel… Malgré toutes ces explications, c’est difficile de convaincre. […]
Comment les économistes du discours dominant justifient-ils l’échec du modèle qu’ils défendent ?
Ce sont des gens qui vont vous dire « regardez, la pauvreté dans le monde a baissé« . Et c’est vrai, la pauvreté dans le monde a baissé, il y a moins de personnes qui vivent avec 1 dollar par jour, ils vivent maintenant avec deux ou trois dollars. Mais comparé à la richesse qui a été produite, on se rend compte qu’en la redistribuant plus équitablement, on aurait pu éradiquer la pauvreté.
«Pour éradiquer la pauvreté dans le monde, il faut 100 dollars par personne et par an d’investissements sociaux dans les pays pauvres.»
Comparé à la richesse qui a été créée, on aurait pu éradiquer très facilement la pauvreté si on le voulait. Et ça n’a pas été fait. […]
Erwan Duchateau – Les Inrocks – Titre Original « Thomas Porcher: rencontre avec l’économiste qui veut remettre en cause le discours dominant » – Source (extrait)
Très instructif !
Bonne journée Michel 🙂
Excellent !
Bonne journée, et merci.