Le service public avant privatisation !

Propageant la plus grande confusion entre rentabilité à des fins particulières et efficacité au bénéfice de tous, le gouvernement français veut délégitimer un peu plus l’État social, qui fut pourtant gage d’émancipation pour de nombreuses générations. […]

Début février, le premier ministre Édouard Philippe a livré les premières décisions du gouvernement concernant la fonction publique : plan de départs volontaires, recrutement accéléré de contractuels, rémunérations dites « au mérite », multiplication des indicateurs individuels de résultat…

Il inaugurait ainsi une croisade contre les statuts : d’abord celui des cheminots, puis les autres, en particulier la pièce maîtresse du statut général des fonctionnaires, qui concerne quelque cinq millions et demi de salariés, soit 20 % de la population active.

Dans ce domaine comme dans les autres, le président Emmanuel Macron entend aller vite. Mandaté par les dominants — la finance internationale dont il émane, les cercles dirigeants de l’Union européenne, le patronat, la technocratie administrative, les flagorneurs du show-business, la quasi-totalité des médias, le jeune dirigeant sait que le temps ne travaille pas pour lui. […]

Le statut alors créé [par la loi du 19 octobre 1946] ne concerne que les fonctionnaires de l’État, un effectif de 1 105 000 agents, dont seulement 47 % sont titulaires. Il instaure de nombreuses garanties en matière de rémunération, d’emploi, de carrière, de droit syndical, de protection sociale et de retraite. L’innovation la plus surprenante est la définition d’un « minimum vital » : « La somme en dessous de laquelle les besoins individuels et sociaux de la personne humaine considérés comme élémentaires et incompressibles ne peuvent plus être satisfaits » (article 32, alinéa 3).

Cette mesure constitue la base d’une disposition prévoyant qu’aucun traitement de début de carrière ne soit inférieur à 120 % de ce minimum vital. Les agents des collectivités territoriales devront attendre la loi du 28 avril 1952 pour obtenir de nouvelles dispositions statutaires ; ceux des établissements hospitaliers, le décret-loi du 20 mai 1955.

Un statut qui a subi 225 modifications législatives en trente ans

Lors de l’avènement de la Ve République, l’ordonnance du 4 février 1959 abroge la loi du 19 octobre 1946, mais les dispositions essentielles du statut sont conservées. À la suite du mouvement social de 1968, les fonctionnaires bénéficient des retombées des événements (comme la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise), avant que l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, le 10 mai 1981, n’ouvre un nouveau chantier statutaire… […]

On pouvait craindre la coexistence de deux types de fonction publique : celle de l’État, fondée sur le système de la carrière, et celle de la fonction publique territoriale, soumettant l’emploi aux aléas du métier, peu mobile et plus sensible aux pressions de toute nature. À terme, la seconde pouvait l’emporter sur la première, au préjudice de la neutralité de l’administration, des garanties des fonctionnaires, de la mobilité des effectifs et de l’efficacité du service public. […]

Le statut unifié fut inauguré par la loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations de tous les fonctionnaires, suivie de trois lois concernant respectivement la fonction publique de l’État, la fonction publique territoriale et la fonction publique hospitalière, caractérisant un système « à trois versants ». Le nouveau statut intégra des droits qui ne s’y trouvaient pas (droit de grève, liberté d’opinion, capacité de négociation des organisations syndicales, garantie de mobilité, droit à la formation permanente, etc.) et étendit son champ d’application aux agents territoriaux et hospitaliers. […]

La conception française du service public et la traduction juridique qu’en donne le statut général des fonctionnaires expriment une logique inacceptable aux yeux d’oligarchies qui s’efforcent de faire ruisseler leur idéologie libérale dans la société. Y compris lorsqu’elle se voit disqualifiée sur le plan théorique et contredite par le mouvement du monde.

La socialisation des financements apparaît irréversible

« On empêchera plutôt la Terre de tourner que l’homme de se socialiser », aurait déclaré Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), paléontologue et jésuite, homme de science et prophète (6). Il n’est au pouvoir d’aucun gouvernement d’inverser des tendances lourdes qui portent l’évolution des sociétés. Depuis la fin du Moyen Âge, on assiste à une sécularisation du pouvoir politique qui s’accompagne d’une autonomisation de l’appareil d’État et d’une expansion administrative constante.

La socialisation des financements répondant à des besoins fondamentaux apparaît irréversible : en France, les prélèvements obligatoires ne dépassaient pas 15 % du produit intérieur brut (PIB) avant la première guerre mondiale ; ils s’élèvent désormais à 45 %. Il n’y avait pas plus de 200 000 agents de l’État au début du XXe siècle ; le secteur public (administrations, entreprises, organismes publics) approche les sept millions de salariés en 2018.

Pour autant, la France n’est pas « suradministrée ». Elle se situe au contraire dans le haut de la moyenne des pays développés, comme l’a démontré une récente étude de France Stratégie : on y compte 89 agents publics pour 1 000 habitants, loin derrière les pays scandinaves, derrière le Canada et juste devant le Royaume-Uni (7). Ce n’est ni l’ampleur des effectifs ni leur évolution qui distinguent la France des autres pays, mais le fait que les agents y sont protégés par la loi, dans le cadre d’un statut regardé comme la condition d’une administration neutre et intègre.

Les libéraux ont cru pouvoir annoncer la victoire définitive de leur doctrine, la fin de l’histoire, et consacrer l’horizon indépassable d’un capitalisme hégémonique sur la planète. En ce début de XXIe siècle, le monde tel qu’il est dévoile leur erreur. Comme sous l’effet d’une nécessité, une forme de socialisation objective se développe, quand bien même elle s’exprime dans des contextes capitalistes. Dans une crise qu’Edgar Morin analyse comme une « métamorphose (8)  », des valeurs universelles émergent et s’affirment : les droits humains, la protection de l’écosystème mondial, l’accès aux ressources naturelles indispensables, le droit au développement, la mobilité des personnes, l’égalité entre les hommes et les femmes, le devoir d’hospitalité, la sécurité. D’autres sont en gestation, qui exacerbent les contradictions.

La mondialisation n’est pas seulement celle du capital ; elle touche toutes les formes d’échange et de formation de la citoyenneté : révolution informationnelle, coopérations administratives et scientifiques, conventions internationales, floraison de créations culturelles. Bref, ce siècle sera peut-être celui des interdépendances, des interconnexions, des coopérations, des solidarités, toutes formules qui se condensent en France dans le concept de service public. On ne s’en rend peut-être pas compte tous les jours en écoutant M. Macron, mais, contrairement aux espoirs et aux proclamations des thuriféraires du libéralisme, le XXIe siècle pourrait annoncer l’âge d’or du service public (9)…

Anicet Le Pors – Le Monde Diplomatique – Titre original : « Les fonctionnaires, voilà l’ennemi » – Source (Extrait)


  1. Le Point, Paris, 31 août 2017.
  2. Michel Debré inaugurera le poste de premier ministre prévu par la Constitution de la Ve République, à la rédaction de laquelle il avait pris une part importante.
  3. Cité par René Bidouze, Les Fonctionnaires, sujets ou citoyens ? Le syndicalisme, des origines à la scission de 1947-1948, Éditions sociales, coll. « Notre temps / Société », Paris, 1979.
  4. Olivier Schrameck, La Fonction publique territoriale, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », Paris, 1995.
  5. Jacques Fournier, Itinéraire d’un fonctionnaire engagé, Dalloz, 2008.
  6. Cité par Gérard Donnadieu, Comprendre Teilhard de Chardin, Saint-Léger Productions, Chouzé-sur-Loire, 2013.
  7. Flore Deschard et Marie-Françoise Le Guilly, « Tableau de bord de l’emploi public. Situation de la France et comparaisons internationales », France Stratégie, Paris, décembre 2017, strategie.gouv.fr
  8. « Edgar Morin : “L’idée de métamorphose dit qu’au fond tout doit changer”», L’Humanité, Saint-Denis, 19 juillet 2013. Dans le même esprit : Anicet Le Pors, Pendant la mue le serpent est aveugle. Chronique d’une différence, Albin Michel, Paris, 1993.
  9. Gérard Aschieri et Anicet Le Pors, La Fonction publique du XXIe siècle, Éditions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2015.

2 réflexions sur “Le service public avant privatisation !

  1. tatchou92 31/03/2018 / 18h06

    Merci pour cet excellent article, de MONSIEUR Anicet LE PORS qui fut un très grand Ministre de la fonction Publique. Nous lui devons beaucoup ! Il a commis un excellent ouvrage avec l’Ami Gérard ASCHIERI (cité en référence), aujourd’hui membre du CESE et Président de l’Institut d’Histoire de la FSU qui avait accepté de nous donner un article pour le livre mémoriel de l’Union Nationale des Retraités et Personnes Agées.

    • jjbey 31/03/2018 / 19h42

      Anicet Le PORS est également l’auteur des ‘Béquilles du capital » livre qui explique particulièrement bien le système du pantouflage et les passerelles entre l’état et les entreprises privées.

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