Les idées suffisent-elles à changer le système de société ?

Au cours des années 1980 et 1990, l’idée qu’il n’existait aucune solution de rechange aux démocraties de marché a entraîné une forme de fatalisme.

A contrario, le réarmement contestataire observable depuis deux décennies replace sur le devant de la scène les affrontements idéologiques. Au point, parfois, d’attribuer à la bataille des idées, un rôle et un pouvoir qu’elle ne possède pas.

C’est Mme Najat Vallaud-Belkacem qui, après tant d’autres, le répète dans un article paru en janvier 2018 : le Parti socialiste (PS) a perdu la « bataille culturelle » — l’expression apparaît trois fois (1). Lorsque M. François Hollande a remporté l’élection présidentielle de 2012, le PS détenait pourtant tous les leviers du pouvoir : l’Élysée, Matignon, l’Assemblée nationale, mais aussi le Sénat et vingt et une régions sur vingt-deux. Rien ne semblait empêcher la mise en œuvre de la politique de gauche […]

Mais les vents contraires soufflaient apparemment trop fort.

La « bataille culturelle », ce mystérieux génie qui bride l’ardeur des gouvernements de gauche successifs, était perdue.

Au sein de la gauche — toutes sensibilités confondues — circulent à l’heure actuelle des notions qui paraissent politiquement pertinentes, mais qui s’avèrent dangereuses. L’une d’elles est l’argument des 99 % (2). S’appuyant sur des statistiques établies par les économistes Emmanuel Saez et Thomas Piketty, le mouvement Occupy Wall Street a avancé en 2011 l’idée que l’humanité se divise en deux groupes : l’un, les 1 % les plus riches, capte l’essentiel des bénéfices de la croissance ; l’autre, les 99 % restants, pâtit d’inégalités toujours plus vertigineuses.

L’argument s’est révélé efficace pour un temps, suscitant des mobilisations dans divers pays. Mais le problème est vite apparu : les 99 % forment un ensemble extrêmement disparate. Cette catégorie inclut aussi bien les habitants des bidonvilles de Delhi ou de Rio que les prospères résidents de Neuilly-sur-Seine ou de Manhattan qui ne sont juste pas assez riches pour intégrer les 1 %. Difficile d’imaginer que les intérêts de ces populations convergent ou que celles-ci constituent un jour un groupe politique cohérent.

L’argument de la « bataille culturelle » souffre d’une malfaçon analogue.

Il n’est pas à proprement parler faux, mais il débouche sur une stratégie politique problématique. On le rencontre souvent à gauche, du PS à La France insoumise, mais également à droite, notamment dans les courants qui se réclament de l’héritage de la « nouvelle droite ». Il découle d’une lecture hâtive d’Antonio Gramsci et de son concept d’hégémonie.

L’idée est simple : la politique repose en dernière instance sur la culture. Mettre en œuvre une politique suppose au préalable que le vocabulaire et la « vision du monde » sur lesquels elle repose se soient imposés au plus grand nombre. Si les gouvernements n’appliquent pas leur programme, ce n’est pas qu’ils manquent de courage et d’ambition, ni qu’ils refusent de défendre les intérêts de ceux qui les ont élus : c’est que le « fond de l’air » politique s’oppose à son application. Il faudrait donc modifier l’atmosphère afin de rendre la politique en question concevable.

À l’ère de Facebook et de Twitter, on comprend l’attrait de cet argument. En y souscrivant, on peut faire de la politique confortablement installé chez soi, devant son écran d’ordinateur. Laisser un commentaire sur un site ou écrire un tweet rageur deviennent des actes politiques par excellence. Tout comme publier des pétitions ou des tribunes vengeresses dans les colonnes de quotidiens à l’audience déclinante en caressant l’espoir que ces textes fassent le « tour du Net ».

[…]

Des proches du mouvement dirigé par M. Jean-Luc Mélenchon ont créé au début de l’année une chaîne de télévision en ligne baptisée Le Média et lancé une école de formation. Aux dires de leurs animateurs, ces dispositifs visent à mener la « bataille culturelle », à préparer le terrain pour d’autres politiques (6). Ce faisant, La France insoumise s’inspire, en les actualisant, d’institutions sociales-démocrates et [de l’International socialiste] : le journal ouvrier et l’école de cadres. Ceux-ci permettaient la diffusion chez les militants et au sein de leur base sociale d’une vision du monde cohérente.

Il manque pourtant un élément essentiel : quelles classes sociales ou coalitions de classes seront les vecteurs du changement ? À qui s’adressent prioritairement Le Média et l’école de formation ?

[L’international socialiste] avait pour base la classe ouvrière et les classes alliées, paysannerie et fractions dominées des classes moyennes notamment. Le « bloc social » concerné par le journal ouvrier et l’école de cadres était celui-ci. Mais dans le cas de La France insoumise ? Une « vision du monde » ne devient politiquement efficace que si elle est celle d’une coalition de classes qui s’oppose à d’autres classes. Reste donc à imaginer les contours d’un bloc social à venir.

[…]


Razmig Keucheyan Professeur de sociologie à l’université de Bordeaux.  – Le monde diplomatique – Titre original : « Ce que la bataille culturelle n’est pas » – Source (Extrait)


Compte tenu d’un texte scindé pour cause d’extrait,  il se pourrait que des références soient absentes

  1. Najat Vallaud-Belkacem, « Éloge de l’imperfection en politique », Le Nouveau Magazine littéraire, Paris, janvier 2018.
  2. Lire Serge Halimi, « Le leurre des 99 %», Le Monde diplomatique, août 2017.
  3. Yuan Yang, « China’s Communist Party raises army of nationalist trolls», Financial Times, Londres, 29 décembre 2017.
  4. par exemple Yvan Gastaut, « La flambée raciste de 1973 en France », Revue européenne des migrations internationales, vol. 9, no 2, Poitiers, 1993. Lire également Benoît Bréville, « Intégration, la grande obsession», Le Monde diplomatique, février 2018.
  5. Lire Razmig Keucheyan et Renaud Lambert, « Ernesto Laclau, inspirateur de Podemos», Le Monde diplomatique, septembre 2015.
  6. Laure Beaudonnet, « Aude Lancelin, auteure de “La Pensée en otage” : “Tout le circuit de l’information est pollué”», 20 Minutes, Paris, 10 janvier 2018.
  7. Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, La Fabrique, Paris, 2012.
  8. Cécile Manchette, « Onet. Victoire éclatante des grévistes du nettoyage des gares franciliennes», Révolution permanente, 15 décembre 2017.

3 réflexions sur “Les idées suffisent-elles à changer le système de société ?

  1. fanfan la rêveuse 28/03/2018 / 8h48

    Tant qu’il y aura plusieurs cocqs dans la basse cour, il y aura discorde et donc impossibilité de former un véritable parti, cela est vrai pour la droite aussi. Le désir de régner détruit toute avancée positive 😉

    • Libre jugement 28/03/2018 / 10h43

      Essayons de prendre un peu de recul si vous le voulez bien Françoise, en étudiant les philosophes anciens, il est facile de voir que l’appréciation de la société peut être et doit-être vue de différentes façons.
      D’autre part les diverses mentalités ayant parcouru les différentes sociétés ont toujours porté en leur sein, des leaders ayant des formulations personnalisées de la gestion sociétale qui tint un temps, lieu de directive suprême .
      À tout cela ce mêle le comportement social de forme évolutive en fonction du progrès industriel, intellectuelle, morale.
      Enfin pour clore le caractère humain, l’individualisme-dans nos sociétés modernes, contribuant pour une grande partie à chercher l’idéal représenté par un mouvement, une personnalité charismatique, enfantera d’un genre de stature et statut qu’il est bon de déboulonner au bout d’un certain temps.
      Pour conclure, concluons, si vous le voulez bien, que les mentalités étant évolutives, il ne faut surtout pas conclure.

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