Le ras-le-bol et l’occasion

Si ceux qui ont quelque responsabilité dans la « conduite » des mobilisations qui s’annoncent ne comprennent pas que le mouvement ne doit pas être « le mouvement des cheminots » ou le « mouvement contre les ordonnances SNCF », alors le mouvement échouera – une fois de plus. Que le mouvement doive aussi être cela – mouvement des et pour les cheminots –, la chose est tellement évidente qu’elle devrait aller sans dire. Mais si le mouvement n’est que cela, il est perdu d’avance.

Contre l’offensive générale, le débordement général

C’est que, comme on disait jadis, toutes les conditions objectives sont réunies pour que le mouvement déborde de partout – quand, précisément, tout l’enjeu est de le faire déborder. Rarement si grand nombre de secteurs de la société sont arrivés ensemble à un tel point d’épuisement, d’exaspération même, ni n’ont été maltraités avec une telle brutalité par un gouvernement qui, en effet, a décrété l’« offensive générale » (1).

C’est bien simple : ça craque d’absolument partout. Ehpad, hôpitaux, postiers, inspecteurs du travail, retraités, paysans, profs, étudiants, fonctionnaires bientôt, et surtout l’immense iceberg des salariés brutalisés du privé, dont la pointe a été sortie des eaux glacées par le désormais mémorable Cash Investigation spécial Lidl&Free – et le tout, c’est là l’esthétique particulière de l’époque, pendant que les plus riches sont invités à se goinfrer dans des proportions sans précédent sur le dos de tous ceux-là !

Serge Halimi rappelle cette stratégie vieille comme le néolibéralisme du blitzkrieg généralisé, attaque simultanée sur tous les fronts visant à produire un effet de sidération qui laisse les opposants, totalement désorientés, courir dans tous les sens, avoir toujours un train de retard, pour finir défaits dans tous les compartiments du jeu.

À l’évidence Macron en est là.

Or, une occasion se présente. Pour tous ceux qui voient dans leurs vies mêmes ce monde rendu à ses extrémités, le minimum est de la leur confirmer comme telle, c’est-à-dire comme lutte d’intérêt commun, pour qu’ils cessent de souffrir chacun par devers soi. Que peut être la politique sinon la production d’affects communs et de causes communes ? Les pouvoirs eux le savent bien, si c’est de connaissance pratique, qui travaillent en permanence à produire de l’isolement. Mais de temps en temps une fusée vient trouer la chape. Même la presse du capital finit par s’en apercevoir – ou laisse passer entre les mailles un article de dédouanement.

Une journaliste du Monde enregistre ainsi l’onde de choc du Cash Investigation sur Free et Lidl (9). Dans tous les supermarchés de la région, on commence à parler : « Tu as vu France 2 hier soir ? » s’interrogent des employés d’un Leader Price. Et l’un deux commente : « C’était comme un mot de passe pour dire : tu as vu, on n’est pas les seuls ». Voilà exactement résumée toute l’affaire : n’être pas seuls, arrêter de se sentir seuls. C’est peut-être le paradoxe le plus spectaculaire, et la performance la plus remarquable, du néolibéralisme que d’avoir produit à ce point le sentiment de la solitude quand il maltraite identiquement un si grand nombre de gens.

Faire de la politique, c’est défaire la solitude. Et comme elle ne se défait pas toute seule, c’est produire la cause commune – depuis un pôle de rassemblement. Il est vrai que dans l’état présent de l’ordre social, la politique de la cause commune est nécessairement une déclaration de guerre à l’ordre social…


Frédéric Lordon, Le blog du Monde Diplomatique (Lecture libre) – Titre original : « Ordonnances SNCF : l’occasion » Source (Extrait)


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  1. Serge Halimi, « L’offensive générale », Le Monde Diplomatique, mars 2018.
  2. Lire Martine Bulard, « Les recettes du vieux monde en échec », « Travail. Combats et utopies », Manière de voir, no 156, décembre 2017 – janvier 2018.
  3. Voir le dossier « La grande révolte française contre l’Europe libérale » dans Le Monde diplomatique de janvier 1996.
  4. Jacques Chastaing, « Un tournant dans la situation sociale », Blog Mediapart, 27 mars 2017.
  5. Didier Bille, DRH, la machine à broyer. Recruter, casser, jeter, Cherche Midi, 2018.
  6. Lire Pierre Bourdieu, « L’essence du néolibéralisme », Le Monde diplomatique, mars 1998.
  7. Voir « Situation », Lundimatin, 13 juin 2017.
  8. Lire Serge Halimi, « Les médias et les gueux », Le Monde diplomatique, janvier 1996.
  9. Charlotte Chabas, « Dans la grande distribution, “Cash Investigation” a fait