Accidents de la route : plus de morts dans les classes populaires

Pour la première fois depuis la naissance des politiques de sécurité routière, en 1972, quand la France enregistrait plus de 18.000 décès accidentels par an, [la réduction du nombre de morts reste hélas, stable dans une statistique encore haute –trop haute – car en plus des décès combien de blessés lourds handicapés a vie.

Le dernier bilan officiel date de 2016 ou 3477 personnes ont perdu la vie dans un accident de la route en France métropolitaine. Selon les prémices de bilan 2018 une augmentation est a craindre. MC]

Pour expliquer ce phénomène, les pouvoirs publics incriminent les conduites individuelles, comme si tous étaient égaux face aux accidents de la circulation.

[…]. Il appartiendrait donc à chacun de réfréner ses pulsions au volant, de ne pas boire, d’attacher sa ceinture, de respecter les limitations de vitesse, etc. Nul ne se risque à penser qu’un acte aussi personnel que la conduite d’un véhicule puisse être influencée par les inégalités sociales et que la hausse du nombre de morts puisse découler de la précarisation des classes populaires.

Pourtant, un accident de la route n’a souvent rien d’accidentel : il obéit à des régularités statistiques et demeure, indépendamment de son caractère singulier, le résultat prévisible de déterminations collectives. C’est un fait social qui ne se réduit pas aux agissements volontaires des individus.

De plus longs trajets pour aller travailler …

  • Alors qu’ils ne représentent que 13,8 % de la population française âgée de 15 ans et plus, les ouvriers comptaient pour 22,1 % des 3 239 personnes décédées sur la route en 2007 (1) et pour 19 % des blessés hospitalisés (2).
  • À l’inverse, les cadres supérieurs, professions libérales et chefs d’entreprise (8,4 % de la population) ne totalisaient que 2,9 % des morts et blessés.

Depuis plus de quarante ans, les experts gouvernementaux focalisent leur attention sur la surmortalité routière des « jeunes », auxquels ils attribuent un goût du risque particulièrement prononcé. Or l’âge n’annule en rien les différences sociales.

Alors que 38 % du total des accidentés morts avaient moins de 30 ans, ce pourcentage s’élevait à presque 50 % chez les ouvriers. Si les morts sont bien souvent jeunes, c’est en grande partie parce que le groupe des ouvriers est de loin le plus jeune.

Les cadres sont-ils plus vertueux au volant ?

Rien n’est moins sûr. Davantage que les catégories sociales favorisées, les ouvriers ont tendance à se tuer seuls, sans qu’un tiers soit impliqué. En d’autres termes, ils sont en danger bien plus qu’ils ne sont dangereux. En étudiant les comparutions pour homicide routier au tribunal de grande instance d’une importante ville de province, on constate une surreprésentation des cadres et professions intellectuelles supérieures, et une sous-représentation des ouvriers.

Cette situation est en partie due au plus grand pouvoir protecteur des véhicules possédés par les personnes aisées (3), qui disposent d’airbags et de systèmes de freinage plus performants, d’habitacles renforcés, etc. Cela contribue à faire de leurs propriétaires des survivants potentiellement justiciables après un accident mortel.

L’inégalité dans les condamnations.

Plusieurs juges de ce tribunal établissent d’eux-mêmes une corrélation directe entre la richesse des inculpés, la puissance de leurs voitures et leur sentiment d’omnipotence dans l’espace public, qui les amène parfois à négliger les usagers plus vulnérables, petites voitures, piétons, cyclistes, etc. […]

Bien que surreprésentés, les prévenus favorisés bénéficient d’une certaine clémence.

À coût humain et circonstances aggravantes équivalents, les ouvriers et les employés écopent de jugements « négatifs » — c’est-à-dire supérieurs à la peine médiane, soit dix mois d’emprisonnement ferme dans le tribunal étudié — deux fois plus fréquemment que les cadres, professions intellectuelles et professions intermédiaires : 59,3 % pour les premiers, contre 31 % pour les seconds. […]

Définir les vraies sources des responsabilités:

Commode, la mise en cause des comportements individuels rend les questions de sécurité routière gouvernables sans imposer de toucher aux puissants intérêts impliqués dans la fabrique sociale des accidents de la circulation : les constructeurs de véhicules, les producteurs d’alcool, les assureurs, l’État, etc.

De plus, contrairement à la prise en charge des causes profondes, la stigmatisation des conducteurs irresponsables peut facilement être convertie en objet de calcul et de gouvernement ; elle convient aux temps courts de la médiatisation et de l’évaluation de l’action publique. Enfin, ce discours est en phase avec le récit individualiste charrié par le modèle libéral : « Si tu veux t’en sortir, prends-toi en main ! » […]


Matthieu Grossetête – Le Monde Diplomatique – Source (Extrait) –


  1. Seule année pour laquelle l’administration nous a fourni, non sans difficultés, des données nationales.
  2. Sur ces chiffres, Matthieu Grossetête, Accidents de la route et inégalités sociales, op. cit.
  3. Yoann Demoli, « Carbone et tôle froissée, L’espace social des modèles de voitures », Revue française de sociologie, vol. 56, n° 2, Paris, 2015.