La finance … et le PIB des états.

Les grandes entreprises multinationales […] longtemps considérés par les économistes comme des points sans épaisseur, […] commencent à mesurer leur impact sur la croissance.

Leurs choix de lieux et de types de déclarations fiscales brouillent les chiffres de la productivité, voire des échanges commerciaux. De quoi poser de sérieuses questions aux gouvernants.

La puissance des grandes entreprises peut paraître évidente. Le champion du smartphone Apple ne vaut-il pas près de 900 milliards de dollars en Bourse, davantage que le PIB de la Turquie ou des Pays-Bas ? Mais ce genre de rapprochement ne dit rien. Il compare un flux (la production d’un pays pendant une année) et un stock (en théorie, la somme des profits futurs de l’entreprise), comme si on rapprochait le débit d’un fleuve et la contenance d’une piscine. Pour mesurer l’impact des grandes entreprises sur l’économie, il faut aller plus loin.

C’est justement ce qu’a fait une jeune professeur de l’Ecole polytechnique, Isabelle Méjean, avec Julian di Giovanni, de l’université Pompeu Fabra de Barcelone, et Andrei Levchenko, de l’université du Michigan.

Les conjoncturistes considèrent d’ordinaire que les fluctuations de l’économie viennent de chocs venus de l’extérieur, comme par exemple un doublement des cours du pétrole ou la faillite de la banque Lehman Brothers. En travaillant sur des données individuelles d’entreprises françaises de 1990 à 2007 (liasses fiscales, exportations), les trois chercheurs ont montré que la moitié des mouvements du PIB viennent non pas de chocs « exogènes », mais au contraire des événements qui se passent à l’intérieur des entreprises, et en particulier des plus grandes d’entre elles. C’est une proportion énorme. Tous les modèles de prévisions, fondés sur des explications macroéconomiques, ne racontent donc que la moitié de l’histoire.

Dans un domaine bien particulier, les décisions des grandes entreprises ne chamboulent pas tant la réalité que la perception que nous en avons : la fiscalité. L’optimisation fiscale, dont il est beaucoup question ces jours-ci avec les révélations des « Paradise papers », fait basculer par un simple jeu d’écriture des dizaines, voire des centaines de milliards de dollars d’un pays à l’autre. Le cas le plus spectaculaire est celui de l’Irlande .

En juillet 2016, son Central Statistics office, l’équivalent de l’Insee, révélait que la croissance irlandaise avait été l’année précédente non pas de 7 % mais de 26 % ! Sans vague d’embauches, sans ouvertures massives d’usines… La performance reflète non pas la réalité, mais l’interprétation d’un changement de convention en comptabilité nationale (la technique de quantification qui permet notamment le calcul du PIB). Ce changement porte justement sur la localisation en Irlande de la propriété intellectuelle de certaines grandes entreprises… et donc des royalties associées. Pour une seule raison : la taxation à seulement 12,5 % des profits des entreprises.

Le surplus irlandais doit bien manquer ailleurs, en particulier aux Etats-Unis d’où vient la grande majorité des entreprises en quête de la douceur fiscale irlandaise. C’est ce que prouve une équipe américaine de quatre chercheurs (Raymond Mataloni et Dylan Rassier du Bureau of economic analysis, Fatih Guvenen, de l’université du Minnesota, et Kim Ruhl de l’université de Pennsylvanie) qui a réparti les profits des grandes entreprises américaines dans les différents pays non pas sur la base des déclarations fiscales, mais sur celle du chiffre d’affaires et de la masse salariale dans chacun d’entre eux.

Pour l’année 2012, ils ont ainsi réattribué 280 milliards de dollars de profits et donc de PIB aux Etats-Unis (symétriquement, ils ont déduit 24 milliards au Luxembourg, 30 en Irlande et 73 aux Pays-Bas). Selon leurs calculs, la productivité dans les secteurs qui font beaucoup de recherche y a été sous-évaluée de 0,6 % par an au début des années 2000.

D’autres travaux montrent que cette évaporation fiscale perturbe aussi les chiffres des échanges américains. Le déficit de la balance courante des Etats-Unis serait ainsi en réalité la moitié de ce qui est affiché !

Il serait bien sûr absurde d’interdire aux grandes entreprises de vouloir grandir encore, même si la question se pose dans les secteurs à risque systémique comme la finance. Il est en revanche essentiel que leur rôle et leurs rouages soient mieux connus. Suite à un accord négocié sous l’égide de l’OCDE , les grandes entreprises multinationales devront bientôt transmettre aux autorités fiscales des déclarations détaillées par pays (chiffre d’affaires, bénéfices, salariés, actifs…).

Il serait logique que les services statistiques aient accès à ces données pour mieux décrire la réalité économique, en dépassant les logiques juridique et fiscale. Au-delà, il serait souhaitable que les gouvernants travaillent sérieusement pour moderniser le cadre fiscal international forgé dans les années… 1920.

Mais dans un monde où se renforce la pulsion nationaliste, à Washington comme à Pékin en passant par Londres et peut-être demain Madrid et Rome, ceci risque de rester un vœu pieux.


Vittori Jean-Marc, Les Echos – Titre original « Comment les grandes entreprises bousculent les économies nationales » – Source (Extrait) –