Quel avenir pour la Sécurité sociale !

Alors que la campagne électorale française semble aujourd’hui sombrer [dans le « n’importe quoi »], elle avait commencé avec une plaisanterie (involontaire) du candidat Les Républicains (LR) autour d’une histoire de rhume — le gros et le petit.

Si M. François Fillon devenait président, le premier serait remboursé par la Sécurité sociale, l’autre pas… sauf « si ça tourne mal », tentait alors d’expliquer un de ses proches, M. Jérôme Chartier (1). Il entendait illustrer par-là la réforme radicale imaginée par son poulain : seuls les gros risques seraient désormais assurés. Les autres se verraient plus ou moins pris en charge par les complémentaires santé. Comme quoi l’ex-président-directeur général de l’assureur Axa, M. Henri de Castries, n’était pas conseiller du candidat pour rien.

La pantalonnade du petit et du gros rhume et la brutalité de la mesure ont eu raison de cette proposition, vite remisée dans les cartons. Du moins officiellement. Les Français sont trop massivement attachés à la Sécurité sociale pour qu’on puisse la casser ouvertement. Mais soyons au moins reconnaissant à M. Fillon d’avoir porté le sujet sur le devant de la scène électorale. Deux connaisseurs de la santé s’en sont emparés au vol : M. Martin Hirsch, directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), et M. Didier Tabuteau, responsable de la chaire santé à Sciences Po. Dans une tribune retentissante, ils ont réclamé une prise en charge des soins à 100 %, ainsi qu’une fusion de la Sécurité sociale et des complémentaires santé.

L’idée n’est pas totalement nouvelle. En 2012, M. André Grimaldi, chef du service de diabétologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (…) et M. Laurent Sédel, chirurgien hospitalier, expliquaient dans Le Monde diplomatique : « On peut, à terme, envisager la suppression complète des assurances-maladie complémentaires, avec un taux de prise en charge publique de 100 % (2). » Depuis, les difficultés se sont tellement accumulées que tous reconnaissent l’urgence de changer de braquet. Deux candidats préconisent cette solution : M. Jean-Luc Mélenchon, de la France insoumise — avec des nuances dans la mise en œuvre —, et M. Philippe Poutou, du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) — sans détailler le processus.

Actuellement, les remboursements se font en deux étapes. La demande est d’abord envoyée à la Sécurité sociale, qui prend en charge 90 % des dépenses pour les malades atteints d’affections longue durée (ALD), mais moins de 50 % du tarif des visites chez le médecin (généraliste ou spécialiste) ou de l’achat de médicaments, un tiers environ des soins dentaires et pratiquement rien pour les lunettes. Le dossier part ensuite chez les complémentaires santé (mutuelles, instituts de prévoyance et assureurs privés), qui remboursent en fonction des contrats souscrits. Le reliquat est à la charge des patients ; cela représente 16 % pour les médicaments, par exemple.

Ce système, à bout de souffle, conduit entre 21 et 36 % des Français à renoncer aux soins pour des raisons financières (3). (…) On sait que les renoncements d’aujourd’hui font les grosses pathologies de demain, et donc des frais supplémentaires pour la Sécurité sociale. Pour couronner le tout, ce mauvais niveau de remboursement provoque l’engorgement des services d’urgence des hôpitaux, où, jusqu’à nouvel ordre, on ne réclame pas de carte bleue avant de soigner.

Cela n’empêche ni M. Fillon ni M. Emmanuel Macron (En marche !) de prévoir une baisse des dépenses de l’assurance-maladie : 20 milliards d’euros d’économies en cinq ans pour le premier (4) ; 15 milliards pour le second. « On ne peut avoir des dépenses de santé qui augmentent trois fois plus vite que la création de richesses », professe M. Macron (5), pourtant guère gêné de voir les distributions de dividendes augmenter, elles, dix fois plus que les richesses produites. Mme Marine Le Pen (Front national) se prononce elle aussi pour une « rationalisation des dépenses », sans avancer de montant. Comme M. Fillon, elle mise sur la suppression de l’aide médicale d’État, qui permet aux étrangers sans papiers de se soigner. Sans préciser s’il faudra les laisser mourir sur place… (…)

Selon que vous serez riche ou pauvre, salarié ou retraité…

Ce que veulent nombre de candidats, en réalité, c’est réduire les dépenses socialisées dans le cadre de la Sécurité sociale et accroître celles qui dépendent des contrats (individuels ou collectifs) négociés avec les complémentaires santé. (…)

Or ce basculement de la protection sociale vers les complémentaires n’est neutre ni idéologiquement, ni médicalement, ni socialement, ni même économiquement. En effet, sur 100 euros de cotisations reçues par les complémentaires, 15 à 19 % partent en frais de gestion (et de publicité) (8), contre 4 à 5 % pour la Sécurité sociale. Aucune « rationalité économique » ne justifie donc que l’on préfère l’une à l’autre. Au contraire : un guichet public unique qui rembourserait tout « permettrait de gagner 7 milliards d’euros », précise M. Noam Ambrourousi, spécialiste de la santé et conseiller de M. Mélenchon. Pour en mesurer l’importance, il faut se rappeler que le fameux « trou » de la Sécurité sociale s’élève à 4,7 milliards d’euros. Au passage, cela simplifierait la vie de tout le monde : des médecins, qui pourraient appliquer le tiers-payant sans problème, et des malades, qui n’auraient rien à débourser lors de leur visite.

Socialement, les complémentaires s’avèrent également plus inégalitaires. Certes, 95 % de la population en dispose désormais. Mais le nombre ne fait pas grand-chose à l’affaire, car, à la différence des cotisations sociales, les primes à payer varient en fonction de l’âge, de la situation de famille, du statut (retraité, auto-entrepreneur, salarié…), tandis que les prestations dépendent du type de contrat. Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne.

Les contrats collectifs négociés dans les entreprises, grandes et moyennes, sont pour partie pris en charge par celles-ci ; ils coûtent moins cher et offrent une bonne couverture — dite A ou B, sur une échelle qui va jusqu’à E — pour les deux tiers des personnes couvertes. Mais cela ne concerne que 16 % des contrats. Les souscriptions individuelles sont de loin les plus nombreuses — plus de la moitié (54 %) des contrats —, et sont nettement moins avantageuses : seuls 9 % des souscripteurs peuvent s’offrir des primes apportant une couverture A ou B, et près de la moitié doivent se contenter de contrats bas de gamme (D ou E). Autrement dit, pour les complémentaires, plus vous pouvez verser, plus vous êtes remboursé, alors qu’avec la Sécurité sociale chacun paie selon son revenu et reçoit selon ses besoins. N’est-ce pas la définition même de l’universalisme ?

Un droit pour tous ou une assistance pour quelques-uns ?

Ce double étage de la protection sociale (Sécurité sociale et mutuelle) existe depuis la naissance de la « Sécu », en 1945. À l’origine, le Conseil national de la Résistance (CNR) se proposait d’instaurer, indépendamment de la situation professionnelle, « un plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec une gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ».

Le ministre communiste Ambroise Croizat et le haut fonctionnaire gaulliste Pierre Laroque, fondateurs de l’organisme public, ont dû affronter plusieurs opposants : le patronat, qui, bien qu’affaibli, essayait de limiter l’étendue des dégâts ; les médecins, qui ne voulaient pas que l’on encadre leur liberté de s’installer ou de fixer leurs tarifs ; les mutuelles, qui existaient bien avant la guerre et voyaient d’un mauvais œil l’arrivée de l’État — et, parfois, de la classe ouvrière. (…)


Martine Bulard –Titre original de l’article : « La Sécurité sociale, une assistance ou un droit ? » Synthèse/extrait-Source «  Le monde diplomatique » 


Note :

  1. France-Inter, 12 décembre 2017.
  2. Lire André Grimaldi, Frédéric Pierru et Laurent Sedel, « D’autres pistes pour la santé publique», Le Monde diplomatique, juin 2012.
  3. « Renoncement aux soins pour raisons financières» (PDF), Dossier « Solidarité et santé », n° 66, Paris, juillet 2015.
  4. François Fillon, discours à la Mutualité française, « Place à la santé », Paris, 21 janvier 2017, et sur son site.
  5. Emmanuel Macron, discours à Nevers, le 6 janvier 2017, et à la Mutualité française, « Place à la santé », Paris, 21 janvier 2017.
  6. Lire Mona Chollet, « Revenu garanti, l’invité-surprise», Le Monde diplomatique, mars 2017.
  7. Benoît Hamon, discours à la Mutualité française, et Le Monde, 21 janvier 2017.
  8. Muriel Barlet, Magali Beffy et Denis Raynaud, « La complémentaire santé : acteurs, bénéficiaires, garanties» (PDF), direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, ministère de la santé, Paris, 2016.