En France, (…), il faut esquisser de nouveaux rapports sociaux (…) [et faire sauter le verrou] des revendications (…) [légitimes], jamais satisfaites ?
Demander peu et attendre beaucoup : plus de dix-huit ans après la création de l’association Action pour une taxe Tobin d’aide aux citoyens (Attac), en juin 1998, le prélèvement de 0,01% à 0,1% sur les transactions financières inspiré par l’économiste James Tobin pour « jeter du sable dans les rouages » des marchés tarde à voir le jour.
(…) … la fameuse taxe infradécimale —0,1 %— présente dans son inaboutissement même une vertu pédagogique incontestable : si l’ordre économique s’obstine à refuser un aménagement aussi modique, c’est qu’il est irréformable —et donc à révolutionner.
Depuis le tournant libéral du gouvernement de Pierre Mauroy, en mars 1983, non seulement cette gauche [au pouvoir] a cessé d’avancer des propositions susceptibles de « changer la vie », mais les dirigeants politiques de toutes obédiences font pleuvoir sur le salariat une grêle de restructurations industrielles, de contre-réformes sociales, de mesures d’austérité budgétaire. En l’espace de quelques années, le rapport à l’avenir bascule.
L’heure des combats défensifs a sonné, au début des années 1980 en France (…), en 1985 au Royaume-Uni après l’échec de la grande grève des mineurs.
Il s’agit dès lors de rendre la vie un peu moins dure, de se retrancher pour atténuer le rythme et l’impact des déréglementations, des privatisations, des accords commerciaux, de la corrosion du droit du travail. Indispensable préalable, la sauvegarde des conquêtes sociales dicte son urgence et s’impose peu à peu comme l’horizon indépassable des luttes.
En 1995, à la veille de l’élection présidentielle, même les partis qui s’étaient réclamés du communisme se résignent à ne plus mettre en avant que des revendications comme l’interdiction des licenciements, l’augmentation du salaire minimum et la baisse du temps de travail dans un cadre salarial inchangé.
Emmené par la Confédération générale du travail (CGT) et Solidaires, le mouvement victorieux de novembre-décembre 1995 contre la réforme de la Sécurité sociale conduite par M. Alain Juppé souleva un temps l’hypothèse d’un passage de relais d’une gauche politique exsangue à une gauche syndicale revigorée.
La suite fut plutôt marquée par l’essor de l’altermondialisme.
L’approche internationale de ce mouvement, son calendrier de rassemblements et ses nouvelles manières de militer reposaient sur un principe distinct à la fois des affrontements idéologiques post-soixante-huitards et des indignations morales façon Restos du cœur : la contre-expertise, appuyée sur des analyses savantes bien faites pour convaincre des sympathisants plus familiers des amphithéâtres que des chaînes de montage.
Avec ses économistes et ses sociologues, son sigle en pourcentage et ses déchiffrages, ses anti-manuels et ses universités d’été, Attac se donnait pour mission de populariser une critique experte de l’ordre économique. À chaque décision gouvernementale affaiblissant les services publics, à tout accord de libre-échange concocté en douce par les institutions financières internationales répondaient d’impeccables argumentaires, des dizaines d’ouvrages, des centaines d’articles.
Qu’il s’agisse d’inégalités, de politique internationale, de racisme, de domination masculine, d’écologie, chaque secteur protestataire exhibe depuis cette époque ses penseurs, ses universitaires, ses chercheurs, dans l’espoir de crédibiliser ses choix politiques par l’onction de la légitimation savante.
Cette critique, conjuguée à la dégradation des conditions de vie, a permis de mobiliser des populations politiquement inorganisées, mais qui se découvraient vulnérables à une mondialisation dont la violence se concentrait jusque-là sur le Monde ouvrier.
Tout se passe comme si trente années de batailles défensives avaient privé les structures politiques de leur capacité à proposer, fût-ce dans l’adversité, une visée de long terme désirable et enthousiasmante —ces « jours heureux » qu’avaient imaginés les résistants français au début de l’année 1943.
Dans un contexte infiniment moins sombre, nombre d’organisations et de militants se sont résignés à ne plus convoiter l’impossible, mais à solliciter l’acceptable; à ne plus aller de l’avant, mais à souhaiter l’arrêt des reculs. À mesure que la gauche érigeait sa modestie en stratégie, le plafond de ses espoirs s’abaissait jusqu’au seuil de la déprime. (…)
Assiste-t-on à l’achèvement de ce cycle? Les législatives de juin 2017 nous le diront.
Pierre Rimbert – Revue Manière de voir – N° 151 – Synthèse/extraits d’un article titré : « Contester sans modération ».