Notre ennemi le capital !

  • De nombreux intellectuels de gauche restent hermétiques, voire opposés, à vos écrits. Le dialogue est-il définitivement rompu ?

Jean-Claude Michéa – Si tel est le cas, je n’y suis pour rien ! (…) On juge beaucoup moins un auteur sur ce qu’il a réellement écrit (…) que sur les sombres intentions qu’on lui prête ou les usages nauséabonds qu’il est toujours possible de faire de son œuvre. Cette inquiétante dérive (…) ne peut naturellement conduire qu’à justifier “intellectuellement” les falsifications les plus grossières et les raccourcis les plus simplistes. (…)

  • Pourquoi les intellectuels “conservateurs” semblent avoir plus de facilité à se référer à vous que ceux que l’on qualifie de “gauche” ?

(…) … vous soulevez là, au fond, tout le problème des rapports historiques entre la « gauche » et le mouvement socialiste. La première, en effet, s’est toujours définie comme le “parti du mouvement”, du “Progrès” et de l’“avant-garde” en tout. Parti dont l’ennemi premier ne peut donc être, par définition, que la “Réaction” (…). Or si la critique socialiste originelle reprenait bien sûr à son compte la plupart des dénonciations de l’Ancien Régime et du pouvoir de l’Eglise, elle portait avant tout, (…) sur ce que Marx appelait la “loi du mouvement de la société moderne”. (…) Il n’est que trop facile, en effet, de confondre l’idée qu’“on n’arrête pas le Progrès” avec l’idée qu’on n’arrête pas le capitalisme. Telle est, selon moi, la racine philosophique la plus constante de toutes les mésaventures de la gauche moderne. (…)

  • Selon vous, les classes populaires prennent conscience du fait que les deux grands partis du “bloc libéral” détruisent leurs acquis sociaux, et elles se réfugient dans l’abstention ou le vote “néo-boulangiste”. Comment faire de cette prise de conscience un levier pour une alternative “de gauche” ?

Les classes populaires subissent de plein fouet, par définition, toutes les nuisances du système capitaliste. Or, ce dernier, à la différence des sociétés antérieures, se caractérise avant tout par le fait (…) que les relations entre les hommes y prennent essentiellement la forme d’un rapport entre les choses (le “fétichisme de la marchandise” n’étant que la manifestation quotidienne la plus visible de cette “réification”). En d’autres termes, la domination du capital est d’abord celle d’une logique anonyme et impersonnelle qui s’impose à tous, y compris aux élites elles-mêmes – quelles que soient par ailleurs la cupidité réelle et la vanité sans bornes de ces élites.

En abandonnant définitivement, à la fin des années 1970, cette grille de lecture socialiste – pourtant plus actuelle que jamais, comme la crise de 2008 l’a encore amplement prouvé –, la gauche ne pouvait donc laisser aux classes populaires qu’une seule issue politique : personnaliser à l’extrême l’origine systémique de leurs souffrances quotidiennes et de leur exaspération grandissante en l’attribuant à la seule existence des immigrés, des Juifs ou de l’Etat fiscal.

C’est bien ce renoncement à toute critique radicale de la dynamique déshumanisante et écologiquement destructrice du capitalisme qui explique, pour l’essentiel, les progrès constants du vote “néo-boulangiste”. Ce dernier ne prospère jamais, en effet, que sur ce que Renaud Garcia a si bien appelé le “désert de la critique”. Et ce ne sont certainement pas les sermons moralisateurs de l’élite médiatique et intellectuelle qui pourront y changer quoi que ce soit. (…)

  • Vous écrivez que le système libéral “prend l’eau de toute part” et que sa disparition est “inévitable”. Sommes-nous dans une situation pré-révolutionnaire ? Quelle alternative politique pourrait s’y substituer ?

Le capitalisme post-démocratique se heurte aujourd’hui à trois limites majeures. La limite morale, car il détruit progressivement les bases anthropologiques de toute vie commune. La limite écologique, car une croissance infinie est évidemment impossible dans un monde fini. Et la limite systémique, parce que son entrée dans le règne du “capital fictif” (…) le rapproche à grands pas de son stade terminal.

Règne moderne du capital fictif qui s’explique lui-même par le fait que la reproduction élargie du capital repose désormais moins (…) sur le travail vivant des hommes que sur une pyramide de dettes qui ne pourront plus jamais être remboursées. Mais rien ne dit (…) que la période de catastrophes qui s’annonce ainsi aura une fin heureuse. (…)


Une interview de Jean-Claude Michéa, le philosophe qui secoue la gauche


David Doucet, Mathieu Dejean – Les Inrocks –  Titre original  « La mort du capital » – Une interview de Jean-Claude Michéa, le philosophe qui secoue la gauche. Source (Extrait)