2016 et le journalisme en question !

  •  L’un, Antoine Genton, 37 ans visage de la grève historique qui a secoué la chaîne a été présentateur de l’Intégrale week-end sur I-Télé, (…).
  • L’autre, Usul, 30 ans , a fait partie du collectif de Youtubeurs #Onvautmieuxqueça, fer de lance de la contestation contre la loi El Khomri au printemps dernier. Il anime depuis peu une chronique bimensuelle sur Mediapart.

(…) [Ils] reviennent dans cet entretien croisé sur une année médiatique chamboulée par des surprises électorales, des luttes sociales et des bouleversements sans précédents.

Le Brexit, la victoire de Donald Trump ou celle de François Fillon à la primaire de la droite ont pris de court les médias. Pourquoi n’ont-ils pas vu venir ces surprises électorales ?

Usul – Pour commencer, il y a un phénomène tout simple de sociocentrisme, ou d’ethnocentrisme de classe, chez les journalistes qui vivent dans un environnement assez homogène, sociologiquement et culturellement. Par conséquent, ils se font une idée du monde social qui est souvent la plus répandue dans leur sphère sociale.(…)

Antoine Genton – (…) Les journalistes se laissent de temps en temps entraîner par des sondages qui ont déjà montré leurs limites. On sait que ce ne sont pas des outils infaillibles et qu’ils ne donnent qu’une photo à un instant précis de la réalité. (…) Certains journalistes ont parfois tendance à quitter leur fonction et à donner leur avis, ou à dire ce qu’ils souhaiteraient au lieu de s’intéresser à ce qui se passe réellement. (…)

Certains journalistes ou éditorialistes ont-ils cru qu’ils pouvaient fabriquer l’opinion ?

Antoine Genton – Ce qui s’est passé doit sonner comme un avertissement pour les journalistes, et montrer que ce qui compte, c’est le travail de terrain. (…) Le fait qu’il y ait de moins en moins de budget pour le reportage dans les rédactions n’est pas très rassurant. [Ajoutons que la concentration des médias entre peu de mains et qui plus est par des capitaines d’industries, n’est pas pour faciliter la pluralité et l’indépendance d’analyses -MC]

Internet, source d’infos ?

Usul – (…) certains journalistes sont bercés par l’illusion que sur internet on peut voir ce qui se passe partout, sans avoir besoin de se déplacer. Il y a donc une centralité du point de vue parisien, qui est aussi particulier que le point de vue new-yorkais sur la société américaine.

Dans ce contexte, après ces erreurs d’appréciation, le terme de “quatrième pouvoir” est-il encore pertinent ?

Usul – Oui, bien sûr. Il y a certes une perte de crédibilité de certains grands médias auprès du public,  mais ils ont conservé un pouvoir considérable : celui de façonner le réel et les possibles. (…)

Antoine Genton – (…). Le travail du journaliste, dans n’importe quelle situation, doit être le suivant : chercher des faits et les vérifier. (…)

Les journalistes sont des acteurs politiques, qu’ils le veuillent ou non”

Usul – (…) … il y aurait la raison, la vérité pure des faits que les journalistes incarneraient face aux politiques et au peuple. Or, la politique par définition repose sur des affects, des croyances, des émotions. Tout cela est très subjectif. L’obsession pour le fact-checking (vérification par les faits) est [alors] une impasse. Les journalistes sont des acteurs politiques, qu’ils le veuillent ou non. (…)

Les Journalistes d’I-Télé se sont fortement mobilisées cette année contre la direction. Qu’est-ce que cela traduit de l’état des médias en France ?

Antoine Genton – (…) Ma crédibilité en tant que journaliste existe parce que les informations que je donne sont vérifiées et présentées de manière honnête, sans défendre un intérêt. Mais il ne faut pas penser que les journalistes partagent tous les mêmes points de vue et qu’ils sont tous de la même ligne politique ; il y a beaucoup de discussions en amont. C’est une manière nettement plus riche de travailler que celle que l’on veut nous faire croire. Et compte tenu de la concentration des médias, il est plus que jamais nécessaire de faire attention à cette déontologie.

Usul – Absolument. (…) C’est ce qui s’est passé avec l’affaire entre Michel Field et Elise Lucet, où Nicolas Sarkozy menaçait de ne pas se rendre à L’Emission politique en cas de diffusion de l’Envoyé spécial consacré à Bygmalion. Cette histoire a fuité dans la presse et tout le monde s’en est offusqué. Les médias peuvent donc mobiliser l’opinion pour gagner en indépendance face à ces dérives de la part des directions.

Antoine Genton – La mobilisation médiatique a été formidable pendant la grève à I-Télé. Mais il ne faut pas croire qu’il est impossible de livrer une information de qualité au sein d’un média appartenant à un groupe privé. Il suffit que les patrons créent les conditions pour que cela fonctionne. (…)

Usul – On ne va pas simplement se reposer sur la bonne volonté des patrons. Il y a plein de mesures à prendre pour justement limiter le pouvoir des actionnaires. Il serait bien que les journalistes puissent élire les membres de leur direction par exemple. (…)

Parmi les 70 journalistes qui ont annoncé leur départ d’I-Télé, certains ont-ils l’intention de se lancer sur le web ?

Antoine Genton – (…) certains l’envisagent. Mais bon, la route est longue.


Mathieu Dejean, Fanny Marlier – Les Inrocks – Source (Extrait)