Fragilité des symboles… Au moment de son élection en 2008, M. Barack Obama promettait une société « post-raciale ». Après Mmes Angela Merkel en Allemagne et Theresa May au Royaume-Uni, l’accession d’une femme à la tête de la première puissance mondiale devait faire advenir une société « post-patriarcale ».
Mais, lors du scrutin du 8 novembre 2016, les électeurs de M. Donald Trump ont vu en Mme Hillary Clinton moins la première femme à la Maison Blanche que l’incarnation d’un establishment méprisant et corrompu.
Comme secrétaire d’État, elle s’était engagée devant le Sénat « à faire des problèmes des femmes le cœur de [la] politique étrangère » américaine. On retient plutôt qu’elle a cherché à convaincre le président des États-Unis de bombarder la Libye et d’intervenir en Syrie. S’il y a un domaine où les dirigeantes sont identiques à leurs homologues masculins, c’est bien la conduite des affaires publiques, militaires comprises.
Le sexe d’un animal politique ne permet guère de prédire son appétit pour l’égalité, un combat qui dépend de l’action collective et des objectifs politiques que celle-ci se donne. Les militantes de la cause des femmes ont remporté leurs premières victoires quand elles ont décidé de compter sur leurs propres forces, comme les suffragettes britanniques (1903), les adhérentes américaines de l’Organisation nationale pour les femmes (1966) ou celles, en France, du Mouvement de libération des femmes (1970). Avant elles, le mouvement ouvrier avait créé ses propres organisations pour arracher la justice sociale, et pas seulement l’égalité devant la loi. Sans chercher à conquérir le pouvoir, les groupes féministes parièrent à leur tour sur l’autonomie, constatant que les partis et les syndicats « amis » négligeaient leurs revendications (liberté à disposer de son corps, égalité salariale, partage du pouvoir).
Dès l’origine, le féminisme s’est attaqué aux abstractions trompeuses. Il a d’abord dénoncé l’universalisme tronqué des « Droits de l’homme et du citoyen » qui a longtemps exclu la moitié de l’humanité. Dès les années 1970, ses principales organisations furent à leur tour mises en cause dans leur prétention à parler au nom de toutes. Quid de l’ethnicité, de la classe ? Aux États-Unis, la question raciale cliva profondément le mouvement.
Quand les femmes blanches de la classe moyenne défendaient le droit à l’avortement, leurs sœurs noires issues des classes populaires dénonçaient les stérilisations forcées et réclamaient la gratuité des soins ; quand les premières s’employaient à lever les discriminations sexuelles sur le marché du travail, les secondes souhaitaient pouvoir mieux s’occuper de leurs enfants au lieu d’élever ceux des femmes blanches actives. Poussant la critique jusqu’à la racine, le mouvement queer a dénoncé la catégorie « femmes », produit selon lui du patriarcat. Place au genre.
Ainsi, le féminisme a explosé en sous-courants, dont les différends s’étalent notamment sur les réseaux sociaux. On s’y déteste tant qu’un étudiant « trans » d’origine portoricaine hésite à alimenter son blog, par peur d’être désigné comme « pas assez radical, trop nuancé ou conciliant, ou tout simplement [auteur de propos] offensants dont [je n’aurais pas] eu conscience » (The Nation, 29 janvier 2014). Pendant ce temps, les militantes les plus privilégiées poussent leur avantage. Utile, le combat des élues, journalistes, dirigeantes d’entreprise favorables à la parité dans les lieux de pouvoir ne rejaillit qu’indirectement sur les autres femmes. Leur exemple va peut-être susciter des vocations chez les jeunes filles, mais il ne suffira pas. Certains craignent qu’il redore le blason d’une compétition sociale qui escamote l’égalité professionnelle et dont les mères isolées, les migrantes et leurs filles seront les premières victimes.
La compétition est plus rude encore pour la plupart des Africaines et des Asiatiques, surtout depuis la crise financière de 2008. Beaucoup de mères ont retrouvé le foyer quand le travail (rémunéré) est devenu rare ; plus nombreuses encore sont celles qui, comme petites revendeuses de recharges téléphoniques, couturières ou aides ménagères, ont grossi les rangs du secteur informel. Alors qu’au niveau mondial le taux de scolarisation des filles dans l’enseignement supérieur a dépassé celui des garçons depuis 2002, elles peinent à convertir leurs diplômes en position sociale. Elles doivent redoubler d’efforts dans les pays où les tenants des valeurs morales et religieuses, qui voudraient les confiner à des fonctions subalternes, gagnent en influence.
Pour profiter à toutes les femmes, les droits acquis doivent se réaliser dans une société garantissant l’égalité juridique et offrant un socle commun de protection sociale. Contrairement à leurs homologues américaines, les défenseuses du droit à l’avortement en France ont obtenu son remboursement (partiel) par la Sécurité sociale en 1982. Ce combat porté initialement par les femmes de la classe moyenne a alors rencontré les aspirations de toutes. Un universalisme qui n’avait rien d’abstrait.
Hélène Richard – Revue « Manière de Voir » N°180, Dec 2016/Janv. 2017 – Source