Internet et liens sociaux : sont-ils antinomiques ?

Quels sont ces liens sociaux multiples et nouveaux qui se développent en même temps qu’Internet?

Internet n’est pas, contrairement à ce que l’on croit, le « triomphe de la solitude » : il multiplie les contacts sociaux. Il y a vingt ans, l’anthropologue britannique Robin Dunbar estimait à 148 le nombre de personnes qu’un individu, quel qu’il soit, où qu’il soit, pouvait avoir dans son réseau de relations. Dix ans plus tard, une estimation moyenne portait ce nombre à 290. Et aujourd’hui une étude réalisée à Princeton l’a élevé à 610.

Nos ordinateurs et nos smartphones regorgent de listes de contacts ; nous entretenons dans un même temps de plus en plus de liens ; sur Facebook, la liste de nos « amis » passe de 130 au début à 333.

Deuxième remarque: parallèlement à ce phénomène, le monde rétrécit, il correspond à ce que le psychologue Stanley Milgram appelait en 1967 le Small World, ce « petit monde » dans lequel deux personnes choisies au hasard sont en fait reliées en moyenne par six degrés de séparation, une chaîne de relations qu’Internet a réduit, depuis, au nombre de quatre.

Est-ce à dire que désormais tout le monde est connecté avec tout le monde?

Non ! Du fait de la disparité des zones, de l’inégalité des liens, Internet est en fait ce que l’on pourrait appeler un réseau « glocal », à la fois global et local, où de grandes communautés existent, constituées de petites boîtes interconnectées. Se pose alors la question de la préservation de la vie privée.

Une guerre culturelle est aujourd’hui engagée entre des entrepreneurs dont le profil est généralement celui d’un homme blanc, âgé de 30 à 35 ans, PDG de quelque chose qui  s’intéresse au commerce des données. Face à eux se dressent des usagers qui, en Europe en particulier, reçoivent l’appui de la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés), par exemple. S’affrontent donc, d’un côté, ceux qui monétisent les informations recueillies auprès des Internautes et, de l’autre, les usagers de plus en plus indignés, rejoignant en cela des minorités menacées qui affirment avoir besoin d’organiser discrètement des réseaux de solidarité nécessaires à leur protection, ce que n’acceptent pas les services de renseignement.

Parallèlement à la question de la vie privée, qui existe encore malgré la modification par Facebook de ses conditions de confidentialité, se pose le problème de la liberté d’expression sur Internet.

On évoque bien sûr toujours à ce sujet le sexe, la drogue, le darknet, la répression qui frappe les minorités, etc., mais la véritable censure, c’est celle qui vient de la difficulté de prendre la parole, parce que l’on ne sait pas utiliser l’ordinateur: la liberté d’expression réelle est alors de donner aux plus défavorisés les moyens de s’exprimer!

Danger de l’automatisation

S’impose aussi la nécessité d’aborder un autre péril, lié à la question du travail et de son devenir, face aux effets de l’automatisation: 47% de travailleurs, aux États-Unis, risquent ainsi d’être sans emploi, selon une étude des chercheurs d’Oxford Carl Frey et Michael Osborne. Mais soyons clairs, ces 47% seront sans emploi, ils ne seront pas sans travail.

L’automatisation ne vole pas du travail, elle vole de l’emploi, c’est déjà le cas dans l’économie dite collaborative : le chauffeur selon Uber (1) travaille, mais il n’a pas d’emploi. Déjà au XIXe siècle, on craignait que les machines fassent perdre leur travail aux ouvriers. Mais qui sont les véritables tueurs de l’emploi? Non pas les robots, mais ceux qui les achètent au détriment des personnes. »


Antonio A. Cailli spécialiste de la sociologie des réseaux, maître de conférences en humanités numériques à Telecom Paris Tech et chercheur à l’EHESS (École des Hautes Etudes en Sciences Sociales


(1) Entreprise qui développe et exploite des applications mobiles mettant en contact des clients avec des conducteurs réalisant des services de transport.

Lu dans « convergence N° 351

6 réflexions sur “Internet et liens sociaux : sont-ils antinomiques ?

  1. Ardes 26/11/2016 / 12h59

    Bonjour,
    Je pense qu’il y a plusieurs choses à distinguer donc une partie qui a un rapport fort avec l’Histoire et ce qu’elle peut nous apprendre. Le principe du réseautage est à la fois un point fort et un problème de notre société. Un point fort car il permet à des gens comme vous et moi de tisser un lien par le biais de nos affinités respectives. C’est un point fort également car il permet de sortir des personnes de l’isolement et de leur donner des médias (au sens premier du terme, un moyen, un intermédiaire) pour leur développement personnel et professionnel.
    Un problème tout simple c’est que cela suppose une appropriation des outils numériques sans pour autant dénigrer les rapports directs et physiques. Ainsi, pour le réseautage professionnel, il est fortement recommandé de saisir les opportunités de rencontrer les professionnels avant de les ajouter, etc. A mon sens donc, le problème est peut-être un fonctionnement par trop binaire.
    La fin de votre article par exemple me laisse dubitatif sur la place des robots. Le propos est nuancé avec le fait que ce sont ceux qui achètent des robots qui tuent l’emploi. Pourtant, est-ce que les gens s’interrogent sur la finalité d’un robot à la base ? C’est bien souvent remplacer un humain en totalité ou en partie sur des tâches lourdes, difficiles, ingrates et que les humains ne veulent en réalité pas faire.
    Au final, à travers cet article, j’ai l’impression de voir le débat entre Démosthène et Eschine : progrès ou conservatisme ? globalisation ou local ? C’est aussi le débat sur la dilution de la culture d’une civilisation dans la nouveauté mine de rien et c’est un sujet déjà traité depuis l’antiquité.
    A mon avis (et cela vaut ce que cela vaut), il me semble que c’est surtout une prise de position des individus par rapport à eux-même qui est mis en balance. Je suis partisan de la facilité (bots numériques, outils numériques, réseaux sociaux, informatique) tout autant que j’adore le côté traditionnel (dessin au pinceau et encre de chine, conversation entre amis, côté sauvage et nature, etc) pour la difficulté et l’intérêt que cela peut présenter. Je pense qu’il faut à ce niveau que les gens trouvent un équilibre qui leur est propre et pense à leur(s) intérêt(s) réel(s) et non artificiel(s).
    Plus qu’un problème numérique, je pense qu’il y a un problème civilisationnel à une certaine échelle. 😉

    • Libre jugement 26/11/2016 / 14h49

      Merci pour ce long commentaire avisé.
      Toutefois il y a une partie omise et qui me semble handicapante pour les générations futures.
      En dehors du « je sais tout sur tout le monde et je programme ce qui intéressera le plus grand nombre » – d’où hélas un nivellement éducatif par le bas et je doute que beaucoup de personnes connaissent (encore) les philosophes et leurs théories dans les décennies à venir…
      Non, ce qui inquiétera est la robotisation généralisée, vectrice de suppression de postes d’emplois et le nombre exponentiel de la population en besoin de rémunération, mais sans emploi.
      Alors SF a notre secours – Le soleil Vert, la restriction de procréation, l’obligation d’exode …. Robotisation avancée civilisationnelle (faut bien l’admettre et douter d’un retour en arrière) comme l’industrialisation des entreprises a « tuée » l’artisanat, oui mais … C’est une autre forme sociétale qu’il faut inventer.

      • Ardes 26/11/2016 / 22h09

        Je pense que c’est là une vision par un prisme intéressant.
        Toutefois, il y a fort à parier qu’en réfléchissant à la fois sur nous-même et sur la place qu’occupe et/ou doit/devrait occuper les médias, la robotisation, le numérique, c’est aussi une revalorisation de l’individu par lui-même qui se mettra en place. Je ne pense pas être un individu plus particulier qu’un autre et mon entourage est plutôt dans le même genre. Pourtant, nous faisons bien ces distinctions.
        Le rapport n’est pas tellement de subir et de voir les processus se mettre en place, mais de réfléchir sur les points positifs à garder et analyser le pendant négatif pour y remédier. A titre d’exemple, vous proposez de réfléchir par le biais d’un support numérique en vous interrogeant sur la portée de se même numérique. Il faut bien voir aussi que vous avez là des moyens nouveaux et bien plus importants que par le passé pour permettre aux gens de se développer.
        En revanche, c’est de la responsabilité de chacun que de satisfaire sa curiosité et on ne peut pas forcer les gens à faire autre chose que ce qu’ils veulent.
        Pour en avoir fait les frais parfois, le « nivellement par le bas » que vous mentionnez est surtout un rejet d’un individu de se tirer vers un « haut ». A charge sûrement de réfléchir au pourquoi et au comment de ce refus ?
        C’est également l’un des buts de mon blog donc j’avoue que je réfléchis régulièrement sur cela. 🙂

        • Libre jugement 27/11/2016 / 12h22

          Je n’ai surtout pas la prétention de vouloir changer le monde, sa façon de penser de se comporter, etc.
          Par contre si après lecture de quelques articles, le besoin de remettre en question sur un sujet précis (par exemple) ce qui était au préalable, une certitude, voire le refus d’une remise en cause ou un comportement, sans pouvoir (et sans en avoir envie) mesurer l’impact, j’en serais content.

  2. Honorat 26/11/2016 / 21h03

    L’informatique a supprimé des millions d’emplois, par exemple les petites mains qui traitaient les chèques dans les banques, les milliers de comptables, etc. Pourtant qui songerait à se passer de son smartphone, d’internet… Les robots ne sont que la suite logique, ils supprimeront les petites mains dans un tas de domaines, ça a commencé dans l’automobile. Le monde marche dans une direction qui réserve les emplois dans des travaux répétitifs soit aux salaires dérisoires de pays comme le Bangladesh ou l’inde, soit à des robots. Demain seuls ceux qui seront capables de faire ce qu’un robot ne peux faire auront un emploi bien payé, les autres se partageront les quelques petits boulots qui resteront. Peut on changer cette évolution? Non. Seule une guerre nucléaire qui nous ramènerait à l’âge de la pierre. Autrefois les plus forts dominaient les plus faibles. Aujourd’hui c’est plus complexe. La richesse, la capacité d’adaptation, le savoir faire dans la conception/création sont les atouts gagnants. Le modèle cubain serait une autre solution (le travail = un droit) s’il ne semblait moribon.

    • Libre jugement 27/11/2016 / 11h59

      Tant que la personne ne trouvera raison que dans son individualité, que l’autre ne sera vu que concurrent, que la cupidité et volonté de domination sera dans les gènes où inculqué-implanté dès le plus jeune âge dans les cursus scolaires de tous pays, aucun état constitution de quelques composition qu’il soit, aucune forme de société ne sera basée sur l’équité et ne verra le jour … si tant est, que ce que trop de gens considère comme utopie, voit le jour, un jour !

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