Austérité et guerres servent les mêmes intérêts !

Essayiste, Aminata Dramane Traoré est l’ancienne ministre de la Culture du Mali. Elle se porte candidate au poste de secrétaire générale de l’Organisation des Nations unies, pour réformer une organisation qui, à l’instar de ses états membres, s’est « libéralisée et a perdu son âme ».

  • En annonçant votre candidature au poste de secrétaire général des Nations unies, vous avez évoqué l’idée d’une « candidature des peuples ». Comment pensez-vous l’incarner ?

Aminata Dramane Traoré Jusqu’ici, le secrétaire général de l’ONU était désigné par l’assemblée générale, sur proposition du Conseil de sécurité. Les deux innovations introduites dans le cadre de la succession de Ban Ki-moon sont le débat en assemblée générale et l’ouverture de ce poste aux femmes. Je considère que l’ONU doit faire plus en matière de démocratisation, compte tenu de l’ampleur et de la gravité des crises auxquelles notre monde est, aujourd’hui, confronté. C’est le monde global qui est en crise. Celle que le Mali traverse n’est que l’une des expressions subsahariennes de ces convulsions. Si le dialogue entre Maliens est essentiel, les réponses ne sont pas qu’à Bamako, Kidal, Tombouctou et ailleurs en Afrique. Elles sont aussi et peut-être d’abord à Paris, Bruxelles et New York, où des acteurs politiques et institutionnels, que nous n’avons pas mandatés, pensent et décident pour nous sans se laisser questionner. Ma candidature est un plaidoyer pour une ONU proche des peuples, à leur écoute.

  • Les grandes puissances résument la question de la démocratisation de l’ONU à l’élargissement éventuel du Conseil de sécurité à un pays d’Afrique… Que pensez-vous de cette profession de foi ?

Aminata Dramane Traoré Le mal dont l’organisation souffre est plus profond. Elle en guérira, en partie, par l’élargissement du cadre du débat afin que les nouvelles générations s’imprègnent de sa mission, aient leur mot à dire sur la marche du monde global. Le statut de membre permanent avec droit de veto est réservé aux mêmes cinq pays (États-Unis, France, Grande-Bretagne, Chine, Russie) depuis plus de soixante-dix ans. Ce mode de fonctionnement n’est en rien favorable à cette appropriation de l’organisation par les citoyens du monde. La réforme des Nations unies s’impose donc, non seulement en termes de représentation de ses pays membres du Conseil de sécurité, mais aussi et surtout d’éthique, de manière à en finir avec la loi du plus fort.

  • L’ONU a connu, ces dernières décennies, de profondes mutations. Est-elle désormais réduite au rang d’instrument aux mains des grandes puissances ?

Aminata Dramane Traoré Absolument. Le virage libéral de l’organisation est clair depuis la chute du mur de Berlin. Les multinationales l’ont infiltrée et les programmes de ses agences spécialisées reflètent cette réalité, de la santé aux grands travaux en passant par l’agriculture, l’eau, l’assainissement, l’environnement, l’énergie. S’il y a un domaine qui m’est cher et qui en souffre, c’est celui du « genre ». Le féminisme libéral a marqué l’organisation de son empreinte. L’idéal féminin que je perçois à travers les projets et programmes onusiens est celui de la femme « entrepreneure », « compétitive », « gagnante ». Et quelques oiseaux sont censés faire le printemps. C’est particulièrement préoccupant dans des situations où les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) exigent l’ouverture au marché mondial d’économies locales désormais dédiées non plus à la production, mais au recyclage des restes de la société de consommation. Dans les domaines de la santé et de l’agriculture, la bataille est rude pour l’accès des appauvris et des exclus aux médicaments ou à l’alimentation. À l’instar de ses États membres, l’ONU s’est libéralisée et a perdu son âme.

  • Vous évoquez un processus de « recolonisation qui ne dit pas son nom ». Si recolonisation il y a, comment se traduit-elle ?

Aminata Dramane Traoré Par la tutelle de tous ceux qui, sous prétexte que nos États et nos armées ont failli, reviennent en force en prétendant résoudre ici des problèmes auxquels ils n’ont pas de réponses dans leurs propres pays. Cette recolonisation s’est d’abord traduite par la mise à mort de l’État postcolonial dans le cadre du consensus de Washington. Dans Bamako, le film d’Abderrahmane Sissako, je participe à un tribunal populaire virtuel sur les déchirures du tissu social malien liées aux programmes d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Dans les années 1980 et 1990, ces institutions ont infligé à nos pays surendettés, sur fond d’échange inégal, des politiques massives et douloureuses de restructuration économique. Avec la privatisation, dès les années 1980, des entreprises publiques naissantes, qu’elles soient bien ou mal gérées, avec le blocage des salaires de la fonction publique, avec les coupes dans les dépenses d’éducation, de santé, d’approvisionnement en eau, d’assainissement, autant d’atteintes graves aux droits économiques et sociaux. Cette « restructuration » se poursuit sous de nouvelles appellations.

  • En France, en Europe, la même politique économique est aussi reconduite au gré des alternances. Quel regard portez-vous sur la crise que traverse la construction européenne ?

Aminata Dramane Traoré Le chômage, qui a atteint un niveau record en France, est la première bombe à désamorcer ici au Mali et en Afrique d’une manière générale. Il est au cœur de la tragédie des migrants dits économiques qui sont, eux aussi, des réfugiés de la guerre économique livrée par le capitalisme mondialisé et financiarisé. La fronde des travailleurs français contre la loi travail, qui rime avec libéralisme et précarité, est l’une des expressions de l’indispensable résistance au rouleau compresseur qui broie tout sur son passage. Quant au Brexit, l’Europe aurait peut-être fait l’économie de cette crise majeure si elle avait aidé les pays d’origine des migrants dans le sens d’une industrialisation créatrice de valeur ajoutée et porteuse d’emplois au niveau local. Mais comment le pourrait-elle, lorsqu’on considère le traitement infligé par l’Eurogroupe au peuple grec et la manière dont l’Union européenne a contraint Alexis Tsipras à rendre les armes ? Les flux migratoires, qui cristallisent les peurs au point de provoquer une telle crise, viennent de l’Europe, du Moyen-Orient mais aussi des anciennes colonies britanniques auxquelles Londres ne compte pas renoncer.

  • Plus de 120 000 casques bleus ont été déployés dans seize opérations militaires, la plupart sur le continent africain. L’ONU a-t-elle abandonné, à vos yeux, sa vocation de paix, pour devenir synonyme de guerre ?

Aminata Dramane Traoré Le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, souligne dans son message du 29 mai 2016 que l’effectif du personnel militaire et policier, qui comptait moins de 40 000 membres il y a quinze ans, est passé à 105 000 agents en tenue, auxquels il faut ajouter 8 000 membres du personnel civil. Leur nombre aura donc plus que doublé, précisément durant les quinze années de mise en œuvre des objectifs du millénaire pour le développement (OMD). C’est édifiant. L’exploitation et les violences sexuelles à l’endroit des femmes et des fillettes ne constituent pas le seul problème à gérer. La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) est l’opération la plus meurtrière. Elle est de plus en plus contestée pour des raisons qu’une ONU démocratique, et véritablement proche des États où ses troupes sont déployées et des peuples, pourrait entendre. Les autorités maliennes demandent le retrait progressif de la Minusma pour non-conformité de son mandat avec la lutte contre la menace terroriste : le Conseil de sécurité s’y refuse en rétorquant que la solution est dans la mise en œuvre de l’accord pour la paix et la réconciliation. C’est incompréhensible. La position du président Modibo Keïta (le premier président du Mali – NDLR) au sujet des interventions militaires étrangères était prémonitoire. Il disait à propos du Congo que l’intervention étrangère serait mortelle pour ce pays et pour tous nos États. Je juge aussi non conformes les politiques d’inspiration néolibérale de l’ONU qui créent des situations structurellement conflictuelles, mettant la paix et la sécurité en péril. L’ONU doit changer son fusil d’épaule. L’Occident, par l’entremise de Nations unies, ne pourra pas continuer à arracher indéfiniment, par la ruse, le chantage au financement, l’humiliation, les armes, des richesses dont il devrait pouvoir bénéficier pacifiquement, dans le cadre de négociations respectueuses de l’humanité et de la dignité humaine.

  • Comment mettre fin à ces tutelles dont souffrent les pays du Sud ?

Aminata Dramane Traoré Les peuples se regardent de plus en plus en chiens de faïence, parce que dressés les uns contre les autres. Les peurs et les haines des pro-Brexit se nourrissent de l’idée selon laquelle des peuples aidés en vain viennent les envahir. De notre côté, dépolitisés et fascinés par les prouesses technologiques des « gagnants » de la mondialisation, nous excellons, en Afrique, dans des guerres fratricides pour les postes et les privilèges sans débat idéologique de fond sur l’état du monde et des rapports de forces. Les luttes des peuples convergeront lorsque nous réaliserons que la compétitivité mise à mal a besoin, en Occident, du travail au rabais et en Afrique, des ressources naturelles dans les conditions les plus avantageuses pour les multinationales. Les politiques d’austérité et les guerres de convoitise servent les mêmes intérêts.

  • Comment faire, quelles initiatives prendre pour que les Nations unies renouent avec leur raison d’être initiale, la paix ?

Aminata Dramane Traoré L’ONU devait, en principe, garantir un avenir meilleur à tous les êtres humains à travers la coopération entre des nations jouissant des mêmes droits à l’égalité et à la dignité. Nous sommes loin du compte. Dans un discours à l’École polytechnique, le 25 juin 2013, Laurent Fabius, alors ministre des Affaires étrangères, a déclaré sans ambages : « Conjointement avec la Grande-Bretagne, nous restons à l’origine d’une vaste majorité des résolutions du Conseil de sécurité », soit autour de 80 %. En plongeant la Libye dans le chaos, à la suite de la violation de la résolution 1973 du Conseil de sécurité, ces deux pays ont largement contribué à l’incrustation de l’« État islamique » dans ce pays et au gonflement des flux migratoires qui, en Europe, alimentent la peur. Dans un monde plus juste et respectueux de toutes les nations et de tous les peuples, David Cameron aurait dû, pour cette raison, démissionner bien avant le Brexit. C’est dire jusqu’à quel point la transformation du Brexit en une opportunité de refondation de l’Union européenne ne saurait se faire en vase clos entre Européens. Les peuples en lutte peuvent et doivent relever le défi. Les relations de l’UE avec le monde extérieur, en particulier avec l’Afrique, sont à mettre à plat. Il s’agit, modestement, dans le cadre de ma démarche, d’organiser une série de débats publics et de susciter diverses formes de contribution en ligne. Le Forum social mondial (FSM) de Montréal (9-14 août) pourra être l’un des temps forts de cette démarche innovante et exaltante. Le tout débouchera sur un livre blanc de « l’ONU que nous voulons » à l’intention du ou de la prochain(e) secrétaire général(e) pour lui dire que les peuples sont là, vigilants, mobilisés et déterminés à défendre leurs droits et la planète.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui – Source