Le travail n’est pas un marché …

Bernard Thibault, membre depuis 2014 du conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail (OIT), explique pourquoi, selon lui, la loi El Khomri envoie un mauvais signe.

  • L’Usine Nouvelle – Après l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne, la France s’apprête à réformer sa législation sur le travail avec la loi El Khomri. Dans une économie mondialisée, n’est-ce pas inéluctable ?

Bernard Thibault – Le corps social est très demandeur d’une harmonisation sociale ! À condition qu’elle vise le haut… C’est en Europe que les droits sociaux sont les plus élaborés, grâce à de riches histoires sociales, de puissants combats syndicaux. Mais les réformes actuellement menées en France, Italie, Espagne, Allemagne tirent les droits sociaux vers le bas. Or la France, comme d’autres pays européens, sans être un modèle, est une référence. Elle a signé 128 conventions de l’OIT, un nombre qui fait d’elle le deuxième État du monde en la matière. Dès que les pays les plus avancés s’engagent dans un mouvement de renoncement, ils envoient un mauvais signe à ceux qui luttent pour plus de droits sociaux. Ce qui compte, c’est le mouvement.

  • Selon le patronat français, ces conventions internationales sont autant de contraintes pour les entreprises, qui ont peur d’embaucher. D’où le fort taux de chômage…

Je réfute totalement le lien de cause à effet entre le niveau de protection du droit du travail, sa qualité et le niveau de chômage. C’est en Afrique et en Asie, là où les législations sociales sont les plus faibles, que le travail informel est le plus important. Dans le monde, un travailleur sur deux n’a pas de contrat de travail, c’est-à-dire ni horaires, ni règles sur son salaire ! Cette proportion de travailleurs informels progresse. On peut toujours présenter les Européens comme une minorité, des privilégiés qui devraient renoncer, mais que veut-on pour l’avenir ? Une économie dérégulée ? Ou un mouvement, incarné par l’OIT, qui considère que le travail n’est pas un marché et que la paix est assurée par la promotion des droits sociaux ? L’approche patronale est fausse : en réalité, il faut remettre de la régulation là où elle n’existe pas.

  • Vous dites, dans votre livre, que les nouvelles dispositions sur les licenciements économiques pourraient être contraires à la convention 158 de l’OIT, ratifiée par la France. Pourquoi ?

C’est cette convention 158 que Pierre Gattaz voulait que la France dénonce ! Pourtant, vu de France, elle est minimaliste : elle se contente d’imposer un motif au licenciement. Le gouvernement français ne peut pas la dénoncer, aucun pays ne retire sa signature. Il a donc choisi une approche plus pragmatique : redéfinir ce que seraient des conditions juridiquement acceptables pour que le licenciement ne soit plus attaquable. Le juge pourra toujours examiner le bien-fondé d’un licenciement, regarder si l’entreprise est dans une situation qui justifie des licenciements économiques.

N’oublions pas qu’il existe des structures juridiques et fiscales dont la seule vocation est de protéger les propriétaires d’entreprises… Attendons de voir la version finale du texte pour savoir s’il est conforme à la convention 158. Il peut encore changer, puisque le Parlement va intervenir et que des mobilisations en demandent le retrait. Sur le fond, il faudrait reconnaître que la gestion des entreprises ne peut pas être du domaine exclusif des gestionnaires. Elle concerne aussi les salariés, qui sont les premiers à être attachés à leur entreprise. Si on les écoutait un peu plus, on éviterait des mauvaises gestions et des pertes d’emplois.

  • C’est justement ce que fait la loi El Khomri, en donnant plus de pouvoirs aux accords d’entreprise. Une bonne idée ?

Renforcer la négociation en entreprise se heurte, en France, à la réalité : le taux de syndicalisation est faible, 75 % des entreprises de plus de dix salariés n’ont pas de présence syndicale. Et quand elles ont des élus, ils n’ont pas d’étiquette syndicale. Sans syndicat, le dialogue ne se fait pas entre deux parties égales. La France se caractérise aussi par un taux très élevé de couverture par les conventions collectives, de l’ordre de 98 % des salariés. Cela vient de la hiérarchie des normes, avec des accords de branche qui s’imposent aux accords d’entreprise.

Privilégier l’entreprise au détriment de la branche est dangereux. Cela aura des effets pervers : les clauses sociales deviendront une variable de compétitivité au sein d’une même branche. De plus, la décentralisation de la négociation peut être néfaste sur les droits sociaux. En Allemagne, pour contrer les lois Hartz sur la décentralisation de la négociation, des milliers de salariés allemands ont été exclus des branches, donc des négociations sur les salaires. L’Allemagne a dû instaurer un salaire minimum.

  • Quelles sont vos solutions pour faire baisser le chômage en France ? La semaine de 32 heures, comme le propose la CGT ?

Avoir des réflexions sur le temps de travail n’est pas stupide, même dans les pays où les droits sociaux sont avancés. Mais une approche européenne serait sans doute meilleure. Par ailleurs, la France est un des pays dans lequel les entreprises ont versé le plus de dividendes à leurs actionnaires. Pourquoi les actionnaires français touchent-ils beaucoup plus que les actionnaires allemands ? Ce qui explique l’avance des entreprises allemandes, c’est le niveau de leur réinvestissement dans l’appareil productif.

Les perspectives d’emploi des prochaines années sont négatives à l’échelle mondiale, a prévenu l’OIT, qui préconise de mettre en place davantage de protections, car une nouvelle secousse se prépare. Depuis quelques années, on a donné plus de pouvoir au G20 en laissant une petite coalition de pays puissants prendre le pas sur une approche universelle, multinationale, portée par des institutions comme l’ONU. Il faut rendre à l’OIT sa mission originelle.

C’est pourquoi je prône, dans mon livre, un retour à la déclaration de Philadelphie, adoptée par l’OIT en 1944, qui affirme la primauté des aspects humains et sociaux sur les considérations économiques et financières. Il y a un fossé entre ce principe et la réalité économique internationale.

« La Troisième Guerre mondiale est sociale », Bernard Thibault, Éditions de l’Atelier, 15 euros.

Usinenouvelle.com – Source http://www.usinenouvelle.com/article/pour-bernard-thibault-le-travail-n-est-pas-un-marche.N385271