Avec Antoine de Caunes renaît l’esprit Canal+.

Libéré des contraintes imposées par la grosse machine du Grand Journal, Antoine de Caunes anime depuis novembre un projet qui lui ressemble : L’Emission d’Antoine. On l’a suivi le temps d’une enquête de terrain (parfois glissant).

(…) Lancée à l’antenne en novembre 2015, L’Emission d’Antoine est en passe de réussir son pari : convaincre la nouvelle direction de la chaîne et les abonnés en proposant un show étonnant et créatif, échappant aux schémas dominants.

Tout a commencé par une fin. En juillet 2015, Vincent Bolloré signifie à Renaud Le Van Kim et aux collaborateurs du Grand Journal qu’ils ne seront pas reconduits. L’affaire fait grand bruit : on évoque une reprise en main musclée, d’ordre politique ou industriel, peut-être les deux, dont les emblèmes sont le sort incertain réservé aux Guignols de l’info et l’éviction d’Antoine de Caunes, incarnation historique de la maison. “‘Le Grand Journal’, c’était beaucoup de contraintes, et un peu de liberté” distille-t-il (…)

Esprit potache et humour absurde

L’animateur réunit ses meilleurs complices fantaisistes du Grand Journal, Alison Wheeler et monsieur Poulpe, ainsi que Bertrand Delaire, grand homme de l’ombre de Canal, celui qui a supervisé Omar et Fred, Eric et Quentin, Dora Tillier, Laurence Arné, et qui pouponne les futurs comiques de la chaîne.

La première idée de Delaire est une émission où l’animateur ne maîtrise rien, se laisse emporter par les surprises. Antoine est séduit, mais n’a pas trop envie d’être un cobaye passif. “Il voulait porter un regard sur la société, sur notre époque, se souvient Bertrand. J’étais d’accord, mais à condition de mélanger plusieurs regards différents sur un même sujet. Je pensais que cette multiplicité de regards, ceux d’Antoine, d’Alison, de Poulpe, etc., pouvait former un tout cohérent. On a chacun travaillé dans son coin puis on a tout réuni.”

De leur côté, Alison Wheeler et monsieur Poulpe n’ont pas longtemps hésité après l’appel de de Caunes. Les trois zébulons étaient voisins de loge au GJ et ont pris le temps de s’apprécier et d’affûter leurs atomes crochus en esprit potache et humour absurde.

(…) Pour Bertrand Delaire, toute la difficulté consistait à laisser l’imaginaire de Wheeler et Poulpe se déployer tout en les structurant, surtout pour une émission cryptée sans gros enjeu d’audience, une page blanche où on leur avait donné carte blanche : “Antoine est très espiègle, poursuit Delaire, Poulpe et Alison aussi. On est tous restés très enfantins. Le raisonnement général qui a présidé à l’émission, c’est que les gens devraient s’amuser en regardant des gens s’amuser. On a des contraintes de travail, mais une liberté à l’intérieur de ces contraintes qui est géniale. Je n’applique aucune recette, c’est open bar aux idées.”

Chaque émission est construite autour d’un grand thème

Depuis novembre, on a pu apprécier le résultat de cet open bar et on en est ressorti toujours gai, parfois bien bourré. Chaque émission est construite autour d’un grand thème choisi collégialement par Antoine, Delaire et les rédacteurs en chef Félix Suffert Lopez et Arnaud Liévin, sous la supervision d’Arielle Saracco, historique directrice du divertissement à Canal : le poil, les vieux, le clash, la sape, le corps, la peur, la résistance au consumérisme…

A partir de ces thèmes à la fois futiles et profonds, l’équipe part en vrille avec des idées toutes plus saugrenues ou rigolotes les unes que les autres, sans perdre de vue un fond plus sérieux. Quand Poulpe reçoit La Fouine dans son jeu débile sur le thème du clash, les buzzers ne font pas “biiip” mais “bâtard !!!” ou “fils de pute !!!”. Le contraste entre ces invectives cailleras et l’attitude zen et lunaire de Poulpe est assez régalant.

Dans son Journal intime, Alison donne libre cours à son humour volontiers scato, parodie des clips de Christine & The Queens, change de costume et de personnalité aussi vite que le permettent les effets numériques et mange la caméra comme aux plus belles heures de la météo du GJ.

Fred Testot invente des bandes-annonces désopilantes de films qui n’existent pas, comme Dinde de toi (golri sur la comédie romantique) ou Choubi or not Choubi (marrade à budget de deux balles sur La Guerre des étoiles), dans l’esprit des films suédés du Soyez sympas, rembobinez de Gondry.

Tony la Thune invente des objets absurdes, prenant certaines expressions au pied de la lettre, comme ce postiche de barbe poivre et sel avec salière et poivrier placés dans les poils. Entre ces billets et chroniques poilantes, de Caunes reçoit sur le plateau des invités excentriques : ce jeudi soir, c’est un révérend américain sapé comme Elvis à Vegas, apôtre farfelu et showman soul de la non-consommation, qui exorcise en direct le portable qu’Antoine venait d’offrir à son fils, halleluuuujah !!!

Les reportages délirants d’Antoine de Caunes

Le clou de l’émission, ce sont peut-être les reportages de De Caunes qui part mouiller sa chemise (y compris littéralement) à travers le monde, de Montréal au Japon en passant par le quartier de Château Rouge à Paris (pour filmer des rois de la sape congolais).

Le 31 janvier, on l’a accompagné à la Tough Guy de Wolverhampton, en Angleterre. Toute la journée, on a vu Antoine, Peter Stuart (son fidèle partenaire depuis les temps anciens de Rock Report en 1986) et leurs techniciens suivre le peloton de cette course d’endurance et d’obstacles, courir dans la gadoue, escalader des échafaudages, ramper sous des filets ou des tunnels de pneus, sauter par-dessus des meules de foin en feu, plonger dans des mares d’eau croupie et glaciale (non, ça, Antoine ne l’a pas fait, le garçon est téméraire mais pas fou, ni maso)…

(…) Après avoir regardé plusieurs émissions, face à tant de créativité, d’humour dans tous ses états, de bizarreries, de plantades retournées en gags pouf-pouf, de plongées régressives mais aussi d’informations sérieuses, sans oublier la griffe visuelle et sonore du plateau avec ses écrans d’images aux murs et au sol, ses jingles, sa typo, on se dit qu’on a retrouvé le fameux esprit Canal, ainsi que le déconnant de Caunes. Et que ça fait du bien en nos temps de normalisation tous azimuts.

(…) L’une des réussites du projet est de parvenir à faire rire sans méchanceté, à rebours de l’humour trash de l’époque. C’est là une marque constante du rire à la de Caunes, mais Bertrand Delaire y est aussi pour quelque chose : “J’aime bien m’amuser avec les choses, précise-t-il, mais sans excès. J’aime l’ironie, pas le cynisme. Le cynisme est une posture assez facile, très en vogue, mais qui n’offre pas beaucoup de fond.”

La question, c’est aussi la réaction de la direction Bolloré. Alors qu’on craignait que s’impose une ligne plus consensuelle répondant à la seule loi du profit, les hautes instances semblent apprécier le ton et le style “de-cauniens”. La collaboration d’Arielle Saracco, garante d’une certaine culture Canal, n’y est sûrement pas pour rien.

(…) Enfin une émission surprenante, informative et divertissante, décalée de l’actu politique, culturelle et people, qui ne nous prend pas pour des beaufs ou des bœufs.

Une émission qui pourrait devenir un fleuron de la chaîne (…).


Serge Kaganski – Titre original de l’article  » Antoine de Caunes renaît en as de la déconne. » Les Inrocks (Extrait) – Source