Le patronat entraîne salariés et chefs d’entreprise dans une spirale suicidaire

Sous couvert de commisération à l’égard des nombreuses PME écrasées par la concurrence internationale, le patronat français presse le gouvernement de flexibiliser le marché du travail pour diminuer les coûts salariaux pesant sur la compétitivité, afin de relancer la création d’emplois.

  • N’entraîne-t-il pas ainsi les salariés et les chefs d’entreprise dans une spirale suicidaire plutôt que vers le nirvana du gagnant-gagnant ?

Flexibiliser la relation salariale pour gagner des marchés et relancer la croissance et l’emploi, c’est, en effet, supposer que : sur les marchés mondiaux, l’avantage concurrentiel décisif est le prix de vente, quels que soient le produit, le secteur, le lieu de la production, le type de clientèle, la taille du marché ou la réputation de la firme ; les prix sont principalement fonction du coût direct ou indirect du travail, peu importe le coût du capital ou le coût des autres entrants (l’énergie par exemple) ; les profits des entreprises qui procèdent des succès commerciaux sont largement réinvestis sur place dans des activités créatrices d’emplois.

  • Le Medef serait-il le dernier élève de Marx ?

Ce modèle n’est-il pas en effet celui qui servit de base à Marx pour affirmer, dans Le Capital, que la règle d’or de l’accumulation capitaliste est la compression des coûts du travail physique et pour conclure que cette dynamique conduit inéluctablement au dépérissement du profit et à l’implosion du capitalisme ?

Aujourd’hui, oubliant les odes dithyrambiques qu’ils adressèrent naguère au capital humain et les milliers de pages et d’heures de formation consacrés au management stratégique de la ressource humaine, le gouvernement et le Medef, tout comme au XIXe siècle, considèrent le travail comme un gisement ordinaire de ressources productives exploitable au jour le jour.

Projet de loi doublement pervers.

  • Ignorent-ils donc que la prévision pessimiste de Marx a été déjouée par la métamorphose du capitalisme ?

De purement productiviste, après avoir expérimenté le taylorisme, le fordisme et le toyotisme, il est devenu cognitif en investissant désormais dans la connaissance et l’intelligence, sources inépuisables d’innovations de toutes sortes, éliminant au passage les entreprises routinières. Cette transformation invalide clairement les hypothèses implicites du projet de loi sur le travail qui ne correspondent plus aux caractéristiques de la compétition économique.

Les champions de la compétitivité internationale, y compris certaines entreprises françaises, comptent moins sur la productivité de leur force de travail que sur la matière grise qu’elles peuvent mobiliser pour se créer, au moins provisoirement, des positions monopolistiques fondées sur des innovations. Ils usent pour ce faire de toute une palette d’instruments pour attirer les cerveaux.

Les prix de vente sont largement déconnectés des coûts de production : bénéficiant de rentes de monopole, les innovateurs efficaces ont la maîtrise totale de leurs prix. A l’autre bout du spectre, les PME se voient souvent imposer leur prix de vente par les grandes firmes dont elles sont les sous-traitantes sans aucune référence à un marché de concurrence parfaite ; enfin tout un pan de l’économie, celui des réseaux caractérisés souvent par la gratuité, tire ses bénéfices de sources qui n’ont pas grand-chose à voir avec les coûts de production.

Loin d’être affectés systématiquement à l’investissement réel, les profits, largement distribués aux actionnaires (près de 50 % pour le CAC 40 cette année), se dispersent souvent en placements spéculatifs sur les marchés financiers (éventuellement dans les paradis fiscaux), en placements immobiliers à l’étranger ou en thésaurisation.

Lutter avec le sabre émoussé de la baisse du coût salarial contre la lourde artillerie des multinationales qui tirent actuellement profit de la poule aux œufs d’or de l’intelligence, c’est appliquer à la France une politique productiviste ringarde que les pays émergents ont d’ores et déjà invalidée.

Au risque de régression de l’économie et d’accélération des destructions d’emplois, faute d’investissement dans les secteurs d’avenir, s’ajoute le risque de gaspillage et d’émigration définitive de nos « cerveaux » découragés par un traitement statutaire inadapté à leur potentiel et par les injonctions paradoxales qui leur sont adressées.

L’avant-projet de loi sur le travail est ainsi doublement pervers : la main-d’œuvre peu ou mal qualifiée est condamnée au chômage et à la précarité, tandis que l’adaptation de notre économie aux normes internationales de l’économie de l’intelligence est irréversiblement handicapée.

Alors si, de bonne foi, le patronat français veut répondre au besoin de modernisation, accélérer la croissance et créer des emplois, ne devrait-il pas, au moins, remettre sa vieille montre marxiste à l’heure de Schumpeter et de la destruction créatrice avant de chercher à influencer le gouvernement ?


Blondel Danièle, Professeur émérite d’économie à l’université Paris-Dauphine, membre fondateur de l’Académie des technologies. Le Monde – Source