Entre journalisme et journalisme – 2

Un robot m’a volé mon Pulitzer

 A lire la prose standardisée des éditorialistes de la grande presse, beaucoup se disaient in petto qu’une machine ferait tout aussi bien. La boutade a pris corps dans la réalité. Des entreprises proposent désormais aux rédactions des algorithmes capables de rédiger automatiquement des articles.

La technologie jouit-elle d’une existence autonome? Peut-elle fonctionner sans l’aide des humains ? Du théologien Jacques Ellul à Théodore Kaczynski, dit «Unabomber » (1), la réponse fut souvent positive. Aujourd’hui, toutefois, nombre d’historiens et de sociologues jugent cette théorie naïve et infondée (2).

Et pourtant. Le monde de la finance repose de plus en plus sur des échanges automatisés, réalisés grâce aux algorithmes produits par des ordinateurs sophistiqués, capables d’identifier et d’utiliser des variations de valorisation qu’un trader ordinaire ne remarquerait même pas. La revue Forbes, l’une des publications financières les plus réputées, recourt depuis quelques temps à la société Narrative Science dans le but  de générer automatiquement des articles en ligne à la veille de l’annonce par les grandes entreprises de leurs résultats financiers. Il suffit pour cela d’alimenter un logiciel en statistiques et, en quelques secondes, celui-ci débite des textes parfaitement lisibles : «Grâce à sa plate-forme d’intelligence artificielle brevetée, Narrative Science transforme des données en articles et en discours compréhensibles », explique-t-on chez Forbes.

Au cas où l’ironie de la situation vous aurait échappé, reformulons : des plates-formes automatiques «rédigent » désormais des rapports sur des entreprises qui gagnent de l’argent grâce au travail d’ordinateurs spécialisés dans le trading automatique. En bout de course, ces documents sont réintroduits dans le système financier, puisqu’ils fournissent aux algorithmes les moyens d’identifier des opérations encore plus lucratives. Et ainsi de suite : un journalisme de robots, pour les robots. L’argent, lui, continue de s’accumuler entre les mains d’êtres humains.

  • Moins cher que de payer des journalistes, qui, en plus, réclament un minimum de respect

Pour l’instant, les entreprises qui développent des programmes de journalisme automatique évoluent surtout dans des secteurs bien précis -le sport, la finance, l’immobilier- où les articles se composent souvent d’un même canevas brodé de statistiques surabondantes. Mais elles commencent à s’intéresser au journalisme politique : Narrative Science propose un nouveau service qui génère des articles sur le traitement des élections américaines par des médias sociaux tels que Twitter (quels sujets /quels candidats sont le plus /le moins souvent cités dans tel Etat, dans telle région, etc.). Ce service peut même citer les tweets les plus populaires ou les plus intéressants. Il faut bien l’admettre : pour analyser Twitter, on ne fait pas mieux que les robots.

On comprend sans difficulté pourquoi les clients de Narrative Science -la société en revendique plusieurs dizaines- apprécient autant ses prestations.

  1. Cela leur revient beaucoup moins cher que de payer des journalistes à plein temps, qui tombent parfois malades et exigent qu’on leur témoigne un minimum de respect. Le New York Times (10 septembre 2011) a signalé qu’un client avait acheté moins de 10 dollars un article de deux feuillets, produit sans que nul ne se plaigne d’une quelconque exploitation. Et ce en une seconde à peine.
  2. Narrative Science se targue d’être plus exhaustif -et objectif- que n’importe quel reporter. En effet, combien d’entre eux disposent vraiment du temps nécessaire pour lire et analyser des millions de tweets ? Cela ne pose aucun problème au robot, qui réalise cet exploit instantanément. Certes, le but n’est pas uniquement de mouliner des statistiques, mais d’en extraire du sens pour le communiquer au lecteur. Narrative Science aurait-elle pu révéler le scandale du Watergate ? Probablement pas. Cela dit, la majorité des articles écrits par des êtres humains n’ont pas non plus une telle portée…

 Les créateurs de l’entreprise répètent inlassablement qu’ils veulent simplement «aider» les journalistes, pas les faire disparaître ; et sans doute sont-ils sincères. Il est pourtant probable que les pigistes, reporters et autres chroniqueurs n’apprécieront que modérément cette merveilleuse invention, à l’inverse de leurs employeurs, souvent angoissés par les factures. Quoi qu’il en soit, à long terme, les conséquences civiques de ce type de technologies -qui n’en sont qu’à leurs prémices- pourraient s’avérer particulièrement problématiques.

Sur Internet, chacun de nos mouvements est enregistré. Un clic, une lecture, une vidéo, un achat, un «j’aime», toutes ces actions sont mémorisées, puis réutilisées pour orienter subtilement ce qui apparaîtra dans notre navigateur, nos applications. Récemment encore, les détracteurs d’Internet craignaient que cette personnalisation du Web aboutisse à un monde où nous lirions essentiellement des articles touchant à nos centres d’intérêt, sans jamais nous aventurer hors de nos «zones de confort ». Les réseaux sociaux et leur floraison infinie de liens et de mini-débats ont en partie rendu ces considérations obsolètes. En revanche, l’émergence du «journalisme automatique » pourrait créer une situation d’un genre nouveau, encore inimaginable il y a quelques années : et si, en cliquant sur le même lien, deux personnes pouvaient se retrouver face à deux textes totalement différents ?

Supposons que mon historique de navigation suggère que je possède un diplôme d’études supérieures et que je passe de longues heures sur le site de The Economist. J’obtiendrai alors un article bien plus raffiné et précis que mon voisin, plus friand de USA Today que de la New York Review of Books. De même, si mon historique indique que je m’intéresse à l’actualité et à la justice internationale, un article sur Angelina Jolie généré par un ordinateur pourrait s’achever en évoquant son film sur la guerre en Bosnie ; et mon voisin obsédé par la vie des stars aurait droit, en guise de conclusion, aux derniers potins sur sa relation avec Brad Pitt.

Ecrire et modifier dei articles instantanément, les personnaliser afin qu’ils s’adaptent aux intérêts et aux habitudes intellectuelles du lecteur: c’est exactement le but du journalisme automatique. Les publicitaires et les patrons de presse raffolent de cette individualisation qui pousse l’internaute à passer toujours plus de temps sur leurs sites. Mais de quelles-implications sociales cette évolution est-elle porteuse ? Dans le meilleur des cas, les internautes risquent de se retrouver enfermés dans un cercle vicieux, de ne consommer que des nouvelles de bas étage et de ne plus voir qu’il existe un monde différent. La nature communautaire des réseaux sociaux, qui renforce l’impression qu’on sait toujours tout sur tout, accentue d’ailleurs cette inclination.

  • La pensée critique, informée et non conventionnelle, reste insoluble dans les algorithmes

Imaginons à présent ce qu’il pourrait arriver si, comme cela semble probable, les mastodontes des nouvelles technologies investissaient massivement dans ce marché et remplaçaient le petit joueur qu’est Narrativi Science. Prenons Amazon : sa tablette Kindle, permet aux utilisateurs de rechercher des mots inconnus dans son dictionnaire électronique et de souligner leurs phrases préférées ; Amazon enregistre ces informations sur son serveur (3). Cette mémorisation deviendrait fort utile si l’entreprise décidait de s’équiper d’un producteur automatique d’informations personnalisées. Après tout, Amazon sait quel journal je lis, quel type d’article me plaît, quelles phrases retiennent mon attention, quels mots m’intriguent. Cerise sur le gâteau, je possède déjà son appareil où je pourrai lire (gratuitement !) de tels articles.

Et Google ? Le moteur de recherche connaît mes habitudes mieux que personne -surtout depuis la mise en œuvre de sa nouvelle politique de confidentialité-, mais il gère aussi Google Actualités, un agrégateur qui sélectionne et trie les contenus plus qu’il ne les agrège, et qui lui indique mes centres d’intérêt. Et, grâce à Google Traduction, il sait déjà assembler des phrases…

L’idée qu’une automatisation plus poussée pourrait sauver le journalisme paraît fort peu pertinente, mais il ne faut pas jeter la pierre aux inventeurs tels que Narrative Science. Utilisées intelligemment, ces technologies pourraient permettre aux médias de réaliser de salutaires économies et aux journalistes de se consacrer à des enquêtes de grande ampleur plutôt qu’à réécrire la même histoire chaque semaine. La véritable menace vient de notre refus de nous pencher sur les implications sociales et politiques d’un monde où la lecture anonyme serait abolie. Un monde que les publicitaires, Google, Facebook, Amazon, etc., rêvent de voir advenir, où la pensée critique, informée et non conventionnelle deviendrait plus difficile à développer et à protéger.


Evgeny Morozov, Chercheur, auteur de l’ouvrage Le Mirage numérique. Pour une politique des big data, Les Prairies ordinaires, Paris, 2015. Revue Manière de voir – N° Avril-Mai 2016,  N° 146


  1. NDLR. Militant néoluddite et écologiste qui a organisé une campagne d’attentats (seize bombes) ayant fait trois morts pour dénoncer les «dérives» de la civilisation du progrès. Traqué par le Fédéral Bureau of Investigation (FBI) pendant dix-sept ans, il a été arrêté en 1996.
  2. Cf Wiebe E. Bijker, Thomas P. Hugues et Trevor Pinch, The Social Construction of Technological Systems : New Directions in the Sociology and History of Technology, MIT. Press, Cainbridge, 1989.
  3. Cf «La liseuse lit en vous comme dans un livre ouvert», NRC Handelsblad, Rotterdam, repris par Courrier international, Paris, 1er août 2012.