« Ouvrir sa gueule » pour attiser les consciences.

Une interview de Raphaël Glucksman et Omar Sy est assez surprenante par sa teneur et les prises de position de ces deux personnages que l’on pourrait penser fort éloignés l’un de l’autre. MC

On dirait que ces deux-là se connaissent depuis dix ans. Pendant la séance photo, ils rigolent comme des vieux potes. “Je vous présente Omar, le nouveau candidat du Front national”, lâche Raphaël Glucksmann. “Et voilà mon assistant. 2017, c’est pour nous !”, répond Omar Sy.

On n’imaginait pas le sérieux essayiste, auteur de Génération gueule de bois (Allary Editions), se glisser aussi facilement dans la peau du comique. “Je suis là pour faire rire et Omar va finir mon prochain bouquin.” Ni Omar Sy, star ultrapopulaire, dans la peau de l’acteur engagé.

Il y a encore deux mois, ils ne se connaissaient pas. Omar Sy se préparait à débuter la promo de Chocolat (sortie le 3 février), un film de Roschdy Zem sur l’histoire méconnue d’un clown noir au début du XXe siècle, lorsque les attentats du 13 novembre ont vitrifié la France.

Le lendemain, l’acteur découvre Raphaël sur le plateau de Laurent Ruquier : “Son discours, ses idées intelligentes et porteuses d’espoir, m’ont fait du bien.” A la suite de l’émission, Roschdy Zem et Omar l’invitent à voir Chocolat, “un film sur les prémices d’une France métissée”, commente l’essayiste, emballé.

Leur rencontre est née de l’urgence de combattre les extrémismes qui s’attaquent à l’unité de la France. Dans leurs mots, la même volonté d’en découdre, le même désir “d’ouvrir leurs gueules”.

Qu’est-ce qui vous rassemble ?

Raphaël Glucksmann – Nous pensons que la France plurielle est une chance si on arrive à la faire vivre. Mais dans un pays qui va déjà mal, les attentats ont fait progresser les grilles de lecture qui prônent l’exclusion et le repli.

Or ceux qui croient en cette France ouverte ciblée par les terroristes ne se parlent pas entre eux. Ce qu’Omar et moi avons fait. Les attentats de novembre ont fait de chacun de nous une cible potentielle. Si on se replie, notre société métissée, héritée de siècles de luttes, risque d’exploser. Il n’y a pas que les politiques qui sont responsables de l’avenir. Nous le sommes aussi.

Ne pensez-vous pas que la France s’est droitisée ces dernières années ?

Raphaël Glucksmann – La grande OPA des réactionnaires et xénophobes est de parler tellement fort dans les médias qu’ils donnent l’impression d’être dominants. Ensuite, des sondages confirment une évolution de la société vers le repli. Mais ces sondages sont le résultat d’un rapport de force médiatique, politique et culturel. Quand Zemmour assène son discours à la télé, cela a un impact. D’autant plus si les porte-voix possibles des progressismes font silence.

Omar Sy – La France ouverte se sent isolée. Pour preuve : quand j’entends Raphaël chez Ruquier, je suis étonné de voir un de ses représentants. Chacun ferme sa gueule en se disant “c’est foutu”. En face, les extrêmes gagnent la bataille parce qu’on se tait et qu’ils crient plus fort que nous. Ils donnent une image fausse de la France.

On sait qu’il y a des problèmes. Mais la majorité ouverte doit se mettre à parler et montrer le nombre. C’est très récent pour moi de tenir ce discours. J’ai l’impression que c’est urgent. Si on ne prend pas la parole maintenant, on va dans le mur. Chacun doit prendre la responsabilité d’ouvrir sa gueule !

Cette domination du camp réactionnaire ne s’est-elle pas nourrie d’un abus de politiquement correct ?

Raphaël Glucksmann – Il faut bannir les expressions “politiquement correct”, “bien-pensance” et “bisounours”. Ces armes forgées par le camp du repli culpabilisent les défenseurs des droits de l’homme.

Omar Sy – C’est comme ça qu’ils nous ont fermé nos gueules. C’est avec ce genre d’accusations que la majorité ouverte devient silencieuse ! Si tu l’ouvres à la télé, on va t’agresser : “ce sont des poncifs”, “tu enfonces des portes ouvertes”. Souvent, je ne disais rien pour cette raison. Aujourd’hui, l’ouvrir est le minimum que je puisse faire, même si je passe pour un benêt, un béni-oui-oui, une fleur bleue, je m’en bats les reins !

Tu es en campagne ?

Omar Sy – Non, j’ai seulement décidé de me battre et de rappeler qu’on kiffe d’être ensemble. La France est belle, classe, et gagne ses matchs de foot parce qu’on est tous différents ! La France a toujours attiré le monde entier pour ces raisons-là, et pour la liberté d’y exprimer ses idées, de dessiner, d’écrire ce qu’on veut. On perd sa liberté quand on se tait.

Pourquoi tu ne l’as pas ouvert avant ?

Omar Sy – Je me suis décidé en constatant que les plans des terroristes marchaient à merveille. Aujourd’hui, les deux extrêmes, Daech et le FN, travaillent main dans la main : l’un nourrit l’autre. Et au milieu, on la ferme parce qu’on ne veut pas être bien-pensant !?

Omar, tu es la deuxième personnalité préférée des Français selon le baromètre du JDD. Est-ce cela, cette “majorité ouverte” dont tu parles ?

Omar Sy – Oui. La France, est-ce ce sondage ou les résultats politiques ? Je pense profondément que ce sondage dit la vérité, ressemble à la France.

Tu talonnes Jean-Jacques Goldman de très près…

Raphaël Glucksmann – L’honneur est sauf parce que le Juif est toujours devant !

Le fait qu’il te devance n’incarne-t-il pas aussi la difficulté de renouveler les icônes populaires et politiques françaises ?

Omar Sy – Il y a une forme de nostalgie là-dedans. Mais Goldman représente aussi toute une partie du pays qu’on essaie de réveiller. Il est le symbole des Touche pas à mon pote, de Coluche, des Enfoirés.

Ne pensez-vous pas que l’on a du mal à parler de la dureté de la vie des Français ?

Omar Sy – Je viens de Trappes. Je connais la dureté de la vie. Mais j’ai l’impression que les jeunes sont plus exclus aujourd’hui que nous à 20 ans. Rien n’a été réglé. C’est une faillite. On est conscient que la crise fait pousser les extrêmes. Je dis juste que pour commencer, il faut prendre la parole. Les défenseurs de la France cosmopolite doivent arrêter de s’abstenir.

Raphaël Glucksmann – Lorsque je suis allé à Calais pour visiter la jungle, j’ai aussi parlé aux Calaisiens. C’est en effet compliqué pour un intellectuel parisien de leur expliquer de ne pas voter FN. Il n’y a pas de commerces, les difficultés sociales sont importantes. Par-dessus, ils gèrent seuls l’afflux de migrants, qui vivent dans une misère extrême. L’extrême droite surfe sur cette désolation. J’ai parlé avec des électeurs FN. Sur cinquante personnes, trois étaient ouvertement racistes. Les autres votent contre Paris.

N’êtes-vous pas aussi les représentants d’une catégorie qui subit beaucoup d’attaques, que certains nomment bobo, représentante du cœur parisien, loin de la crise que connaît le reste du pays ?

Omar Sy – On ne nie pas cette merde-là, on est bien au courant ! Je n’ai pas oublié d’où je viens. Je suis encore en contact avec des gens de Trappes, même si je ne vis plus là-bas. Quand j’y retourne, je suis paumé, rien n’est pareil.

Raphaël Glucksmann – Il y a un problème à dire que les partisans du repli ne seraient pas du centre de Paris ! Ils font partie de la bourgeoisie. Le discours réactionnaire est produit par des intellectuels plus parisiens que moi. Le discours d’ouverture est stigmatisé comme étant un discours bobo alors que Valeurs actuelles ou Le Figaro magazine ne sont pas représentatifs du discours populaire.

Ensuite, être partisan d’une France métissée, ce n’est pas nier les problèmes. La France d’aujourd’hui ne fonctionne pas. Elle connaît des problèmes identitaires et d’exclusions. Le système politique et l’ascenseur social sont bloqués. Les élites n’ont pas mis en œuvre le vivre ensemble dont elles faisaient la promotion.

Omar, cela a été simple de sortir de Trappes ?

Omar Sy – J’en suis sorti grâce à une locomotive incroyable qui s’appelle Jamel (Debbouze –ndlr). Je suis arrivé à Nova et Bizot m’a dit de revenir tout de suite. Au début, j’ai un peu menti, mais qui ne ment pas ? (rires) (Jamel l’a fait passer pour un international de foot sénégalais – ndlr).

Ce n’était pas si simple alors ?

Omar Sy – Evidemment. Mais on avait Nova, le Canal+ de l’époque. Il y avait de l’espoir. C’est différent aujourd’hui. On ne peut plus leurrer les jeunes en disant “regarde, lui il a réussi”. Ils vont te répondre “c’est une exception”.

A un moment, on s’est dit que toi, Eric et Ramzy, Jamel ouvriraient la voie à d’autres…

Omar Sy – Après France 1998, des exceptions ont donné de l’espoir à tout le monde mais aujourd’hui elles ne suffisent plus. Il faut ouvrir davantage la société.

Raphaël Glucksmann – Cette fois-ci, c’est un état d’urgence. Il faut une société plus inclusive vis-à-vis des jeunes de banlieue et des zones péri-urbaines. Leurs habitants attendent un changement profond malheureusement incarné aujourd’hui par le FN.

Comment jugez-vous la responsabilité de la gauche dans cet état de faits ?

Raphaël Glucksmann – La responsabilité de mon camp politique est immense. François Mitterrand a utilisé l’antiracisme comme un gadget électoral tout en faisant monter le FN. Il l’a discrédité en ne le mettant pas en œuvre : un jeune né dans le VIIe arrondissement de Paris ne rencontrera jamais un jeune né à Trappes, dans un village ou une zone péri-urbaine du Nord. Ce que permettait le service militaire. Il a été supprimé parce qu’il ne fonctionnait plus : les bourgeois et ceux qui avaient des relations étaient exemptés. Pourquoi ne pas le remplacer par un service civil universel ?

Le PS et Les Républicains ont échoué, le FN monte. Comment changer les choses avec une offre politique aussi étroite ?

Omar Sy – J’ai l’impression que la solution ne viendra pas du politique. Si la France ouverte se met à exister dans les sondages, la classe politique se rendra compte qu’elle est là et présentera un autre projet.

Raphaël Glucksmann – Le triomphe des idées réactionnaires n’est pas que politique, il est métapolitique, culturel. Ses partisans ont lu Antonio Gramsci. Dans les années 1970, le philosophe Alain de Benoist, penseur d’extrême droite, va appliquer le programme du penseur marxiste : la politique est le résultat de rapports de force culturels. Le camp du repli va du Suicide français aux réseaux sociaux. L’extrême droite y chasse en meute car c’est là que se forgent les sondages de demain.

Pourquoi le camp progressiste a-t-il perdu sa puissance de discours et de persuasion ?

Raphaël Glucksmann – A cause de la génération d’après 1968. Les 50-60 ans sont au pouvoir aujourd’hui et ont mis la France dans la situation actuelle. Ceux de 1968 ont abandonné les idéaux, mais ceux d’après ont abandonné l’idée même de l’idée ! Ils ont pensé que la politique était juste une affaire de gestion et de com.

Les 50-60 ans que tu pointes, ce sont les politiques, ou aussi les intellectuels, les médias, les citoyens ?

Raphaël Glucksmann – C’est la politique réduite à la com. Je suis un garçon bien né, à Paris, dans un milieu cultivé intégré. Je fais Sciences-Po où on m’apprend que l’éthique de conviction (croire en des idées qui transforment le monde) est has been et qu’il faut suivre l’éthique de responsabilité, considérer la politique comme de la gestion, de la rhétorique et de la com.

Je décide alors de partir à Alger, puis à Kigali, puis dans l’est de l’Europe où je participe à la révolution de la place Maïdan à Kiev. On est au printemps 2014. On a peur que l’extrême droite ukrainienne fasse un gros score mais elle fait 2 %. Le même jour, aux élections européennes en France, le FN fait 25 % ! Je me suis dit que j’étais con d’être parti pendant dix ans et que je risquais de perdre mon pays !

Le Suicide français de Zemmour produit une vision du monde où les idées priment sur la com. Le camp progressiste ne sait plus contrer ce type de livre. Autre exemple, au lendemain des attentats de janvier, pourquoi Marine Le Pen est-elle la première à nommer l’idéologie qui attaque la France, à savoir l’islamisme ? Pourquoi ceux de mon camp n’ont pas de discours là-dessus ?

Comment expliquer que, pour la gauche au pouvoir, les valeurs des droits de l’homme soient également devenues taboues ?

Omar Sy – Elles ne sont pas taboues mais, pour eux, elles semblent aller de soi, c’est acquis, et du coup, ils n’en parlent pas.

Raphaël Glucksmann – Omar dit le mot juste, “acquis”. Si la démocratie est acquise, si la société ouverte est acquise, si tout est acquis, on finit par se foutre des idées. Or quand une société est en crise, les idées, ça compte plus que tout ! Et les seules idées qui existent en ce moment sont identitaires : soit les idées jihadistes, soit les idées du FN.

Comment expliquer que notre société civile ne soit pas assez forte pour trouver un débouché politique, à l’image de Podemos en Espagne ?

Omar Sy – Il ne faut pas attendre un Podemos, il faut que la société civile se prenne en charge elle-même. Il faut montrer aux extrémistes identitaires qu’on est plus nombreux qu’eux.

Raphaël Glucksmann – En France, les partis politiques existants sont incapables de changer le système qui les a produits. Il faudra en effet passer par une étape plus espagnole, un mouvement de la société civile qui se traduit ensuite politiquement. En France, la collusion entre les intérêts économiques et la classe politique, la réduction de la politique à la gestion et à la com, ne peuvent produire de changements radicaux.

Les défilés du 11 janvier 2015 incarnaient-ils, de façon certes éphémère, cette majorité silencieuse partisane d’une société ouverte dont vous parlez ?

Omar Sy – Oui, mais ce n’est pas éphémère. Cet esprit, il est toujours là, il existe.

Raphaël Glucksmann – Le fait marquant de ces manifs, c’était le silence. Ce silence était bien, représentait la dignité juste après les événements, mais en même temps, il montrait bien que cette France-là avait perdu l’habitude de parler.

L’intégration, ça marche aussi : les descendants d’immigrés deviennent artistes, entrepreneurs, médecins, profs, fonctionnaires, etc. La France connaît un taux élevé de mariages mixtes…

Raphaël Glucksmann – C’est vrai et la France est aussi le pays où les populations issues de l’immigration sont les plus proches du reste de la population sur les questions politico-religieuses. L’intégration culturelle a plutôt mieux fonctionné que dans les pays anglo-saxons. En France, il y a des ratés perçus de façon plus violente parce qu’il existe chez nous un idéal plus fort de vivre ensemble. Il est vrai aussi qu’avec la crise persistante, ces ratés deviennent de plus en plus nombreux et violents.

Les médias ont-ils leur part de responsabilité dans la culture du clash ?

Raphaël Glucksmann – Le cynisme n’est pas l’intelligence. Si les chroniqueurs remplacent les intellectuels, on se retrouve dans une société vide d’idées. Qu’est-ce qu’il reste ? Le mec qui fait des clics. Sur mon Twitter, j’ai parfois 400 messages par jour du genre “va coucher avec tes Arabes”… Le combat sera dur parce que la fachosphère est vaste et leurs affabulations sont retweetées des milliers de fois. Il faudra qu’on argumente sur le net comme si on jouait notre vie.

Omar Sy – Ils sont présents et ils t’assomment d’insultes et de haine, à la télé, sur Facebook, Twitter, partout. Jouer notre vie, c’est vraiment le cas. Si on l’ouvre pas maintenant, il sera trop tard.

Anne Laffeter, Serge Kaganski – Les Inrocks –titre original : « La France plurielle est une chance »-source