L’économie mondiale et les 1% !

La plaisanterie est attribuée à l’économiste américain Joseph Stiglitz : « Maintenant, un bus suffit pour rassembler les milliardaires qui possèdent la moitié des richesses mondiales. » Pour poursuivre, il aurait fallu deux wagons ou un peu plus pour véhiculer les milliardaires les plus riches en 2010. Cette image résume à elle seule l’accumulation de richesses et le creusement des inégalités sans précédent dans le monde depuis la fin du XIXe ou au début du XXe siècle.

« En 2015, 62 personnes possédaient à elles seules les mêmes richesses que 3,5 milliards de personnes (soit la moitié la plus pauvre de l’humanité), contre 388 personnes en 2010 », rappelle le dernier rapport Oxfam sur les inégalités, publié le 18 janvier. Ces 62 milliardaires ont vu leur fortune augmenter à la vitesse de la lumière : + 44 % entre 2010 et 2015, soit une hausse de 542 milliards de dollars. Leur fortune cumulée représente désormais 1 760 milliards de dollars. Dans le même temps, « les richesses de la moitié la plus pauvre de l’humanité ont diminué de plus de mille milliards de dollars au cours de la même période, soit une chute de 41 % », souligne Oxfam.

Des critiques ont commencé à circuler sur les analyses de l’ONG Oxfam.

Les comparaisons frappent l’imagination mais ne reflètent pas la réalité, est-il rétorqué. Les statistiques d’Oxfam s’appuient sur les rapports sur la richesse mondiale établis chaque année par le Crédit suisse, car ils ont l’avantage d’estimer les patrimoines entiers – qui sont devenus les principaux moteurs de l’accumulation des grandes fortunes, compte tenu de l’inflation des différents actifs immobiliers et financiers – plutôt que les seuls revenus.

Parmi les reproches formulés contre ces estimations, figure leur méthodologie qui conduit dans les calculs des richesses à déduire les dettes accumulées. « Les propriétaires américains qui ont souscrit des emprunts désormais supérieurs à la valeur de leur maison se retrouvent parmi les plus pauvres au monde », ironise ainsi The Economist.

En mai dernier, l’OCDE avait publié un rapport sur les inégalités dans le monde.

Sa méthodologie est totalement différente. Mais l’institution arrivait aux mêmes conclusions. « Au cours des 30 dernières années, les inégalités de revenu se sont creusées dans la plupart des pays de l’OCDE, pour atteindre parfois des niveaux historiques. Le coefficient de Gini – une mesure courante des inégalités de revenu qui varie entre 0 lors d’une égalité totale de revenu et 1 lorsque le revenu total va à une seule personne – s’élève aujourd’hui en moyenne à 0,315 dans les pays de l’OCDE. Il dépasse 0,4 aux États-Unis et en Turquie et frôle 0,5 au Chili et au Mexique », écrivait-il d’emblée.

Tandis que les 1 % s’enrichissent, 40 % de la population mondiale s’appauvrit, était-il rappelé. La question des inégalités, très débattue depuis la publication du livre Le Capital au XXIe siècle par Thomas Piketty, est donc bien un des sujets centraux de l’économie mondiale, mettant en cause la cohésion des sociétés, la démocratie et même « la croissance économique », insistait l’OCDE.

Selon l’organisme, le creusement des inégalités pesait sur la croissance et le développement économique mondiaux. À la source de ce fossé grandissant et menaçant, il y a l’inversion historique entre le capital et le travail mise en œuvre depuis les années 1980. « L’une des principales raisons alimentant cette incroyable concentration des richesses et des revenus est la croissance des rendements en faveur du capital, au détriment du travail. Dans la quasi-totalité des pays riches et dans de nombreux pays en développement, la part du revenu national revenant aux travailleurs a chuté. Autrement dit, les travailleurs récoltent de moins en moins les fruits de la croissance. (…) », rappelle le rapport d’Oxfam.

Les salariés et des travailleurs ne sont plus associés aux gains de l’innovation, de la technologie, de la croissance, de la productivité. Leurs revenus ont totalement décroché de l’expansion connue ces trente dernières années. L’essentiel a été capté par les détenteurs de capitaux.

Les chiffres cités par Oxfam sont là encore impressionnants. Entre 1988 et 2011, les 10 % les plus riches dans le monde ont capté 46 % de la croissance des revenus. Dans le même temps, les 10 % les plus pauvres n’en recevaient que 0,6 %. La crise a encore accentué le fossé. (…)

… l’économiste britannique Anthony Atkinson, dans un entretien à L’Humanité dimanche, [a] donné à l’occasion de la sortie de son dernier livre Inégalités. Il y préconise une série de propositions pour relancer la redistribution et lutter contre le chômage. Car c’est bien l’autre côté de la médaille des 1 % : une partie de plus en plus importante de la population mondiale se retrouve reléguée dans la pauvreté, écartée de la croissance et du développement, sans possibilité d’échapper à son sort. Les plus grands ravages sont d’abord dans les pays les plus pauvres, qui sont aussi, rappelle Oxfam, ceux qui sont les plus menacés par le réchauffement climatique, les ravages environnementaux. Là aussi, il y a une accumulation, mais de malheurs. Mais dans les pays développés aussi, une partie de plus en plus grande de la population est prise ou aspirée dans une trappe à pauvreté. « Entre 2007 et 2011, le taux de pauvreté ancrée dans le temps a augmenté d’un peu plus de 1 point de pourcentage dans la zone OCDE, pour s’établir à 9,4 %.

En Grèce, il a plus que doublé et est passé à 27 %, et il a presque été multiplié par deux en Espagne, où il a atteint 18 % », soulignait le rapport de l’OCDE. La précarité, le chômage sont devenus le quotidien de ces pauvres. Leurs enfants sont privés d’une égalité de chance, des « opportunités d’avenir », les familles pauvres ayant de plus en plus de mal à financer leur éducation. Au fur et à mesure que se creusent les inégalités entre riches et pauvres, les inégalités entre hommes et femmes croissent aussi. « La part du « gâteau » économique dévolue aux femmes est bien moindre que celle des hommes, et les revenus les plus élevés sont réservés en quasi-exclusivité aux hommes, qui représentent 445 des 500 particuliers les plus riches de la planète. Parallèlement, les femmes constituent la majorité de la main-d’œuvre à bas salaire et sont concentrées dans les emplois les plus précaires », souligne Oxfam.

Toutes les grandes organisations internationales – OCDE, FMI, banque mondiale – s’accordent désormais pour considérer que le creusement des inégalités a atteint un tel niveau qu’il devient contre-productif, même en termes économiques. Toutes se disent favorables à une meilleure redistribution des revenus, au moins à un retour à l’égalité des chances.

Pourtant, année après année, les mêmes chiffres scandaleux d’accumulation de richesses dans un nombre de mains de plus en plus restreint sont publiés. Rien ne bouge.


Orange Martine, Médiapart (Extrait) – Source