Bilan médias 2015 : une guerre médiatique !

Les difficultés de renouvellement éditorial à France Télévisions, la violence managériale de Bolloré à Canal+, Radio France entre conflit social et réussites avérées : autant de moments marquants et dérisoires au regard du 7 janvier et du 13 novembre.

Donnée pour morte face aux nouveaux médias, la télévision n’a pas mieux que le spectacle de la mort pour renaître de ses cendres virtuelles. Par deux fois cette année, les attaques terroristes (…), ont fait de la télé l’espace d’une communion nationale. (…)

Apparition de la guerre sur les territoires de leurs plaisirs innocents

Confrontés à des images d’assauts, de corps ensanglantés, de Parisiens en pleurs et de paroles d’experts en boucle, les téléspectateurs n’eurent que leur passivité affolée et leur tristesse à opposer à la soudaine apparition de la guerre sur les territoires de leurs plaisirs innocents : un journal, une salle de concerts, des terrasses de café, un stade. (…)

Epreuves insoutenables

Noire de monde et noire de tristesse, la place [de la République] a symbolisé par ses rassemblements successifs le lieu d’élection d’un peuple endeuillé qui pleure ses morts et défend ses valeurs démocratiques face à la négation de la liberté d’expression (Charlie) et de la liberté de ses modes de vie (“aimer, boire et chanter”, comme disait Alain Resnais).

Entre le moment inaugural de Charlie et le moment d’achèvement du Bataclan, d’autres images avaient eu le temps de renforcer un sentiment d’anxiété diffus, par-delà la désinvolture de l’Europe politique à en prendre la mesure : les vagues de réfugiés. Les images, dont la photo d’un enfant syrien échoué sur une plage turque, furent autant d’épreuves insoutenables. (…)

Le “feuilleton” de la vie médiatique, qui s’organise toujours par chapitres successifs, paraît, à côté, dérisoire

La sidération est ainsi devenue le sentiment dominant de la condition du téléspectateur. A côté des souvenirs de foules en pleurs, de trois millions de citoyens réunis dans la rue le 11 janvier, de visages des 130 personnes assassinées à Paris le 13 novembre, de visages effacés ou enfouis de réfugiés, à côté de toutes ces images de chaos qui défilèrent sur nos écrans, rien d’important ne s’imprime plus vraiment dans les consciences : le “feuilleton” de la vie médiatique, qui s’organise toujours par chapitres successifs, paraît, à côté, dérisoire. Surtout lorsqu’il s’agit d’en consigner les tristes éclats et les dérives grotesques. Ce n’est pas que l’année 2015 fut morne dans le champ audiovisuel, au contraire, mais se souvenir d’elle a quelque chose de futile.

Renvoi des auteurs historiques des Guignols

Cette agitation s’indexa surtout à la mise en place de nouvelles équipes de management dans les grands groupes audiovisuels (Canal+, France Télévisions). Avec pertes et fracas, parfois. Le psychodrame de la prise du pouvoir éditorial et managérial de Canal+ par Vincent Bolloré au début de l’été restera de ce point de vue comme l’acmé d’une année sous tension. Sans qu’on l’ait vue venir, la reprise en main par le patron de Vivendi s’opéra de façon claire, nette et brutale, au prix du sacrifice de cadres dirigeants de l’entreprise.

Le coup de force de Bolloré semble avoir autant déstabilisé les téléspectateurs de Canal+ que ses propres salariés, qui, à l’image de la tenace équipe du Zapping, voudraient (jusqu’à quand ?) conserver leur liberté. Indices parmi d’autres de la perte soudaine de prestige de la chaîne, le renvoi des auteurs historiques des Guignols, longtemps menacés avant d’être sauvés in extremis, ou les faibles audiences des émissions de la rentrée – Le Grand Journal, en particulier – ne valident pas pour le moment la vision stratégique du nouveau boss.

Contraintes financières lourdes

Perdant des abonnés depuis que BeIn Sport et Netflix proposent des prix d’abonnement quatre fois inférieurs à ceux de Canal+ et, pour conclure cette annus horribilis, la perte des droits du foot anglais au profit du groupe Altice de Patrick Drahi, Canal+ doit reconstruire un modèle économique, un ton et une image, très écornée cette année.

Le rachat par TF1 du groupe de production Newen, troisième producteur de flux français, qui réalise plus des deux tiers de son chiffre d’affaires avec France Télévisions (Plus belle la vie, Faites entrer l’accusé…), a enfin mis en lumière la délicate question d’un nouvel équilibre entre France Télévisions et les producteurs, ainsi que la répartition des droits audiovisuels. A France Télévisions, le remplacement de Rémy Pflimlin par Delphine Ernotte, élue par le CSA au printemps, s’est fait avec plus de douceur.

Le gouvernement s’est opposé à un retour de la publicité après 20 heures

Aucun changement décisif n’a encore eu lieu à l’écran, à part la nomination surprise de Michel Field à la direction de l’information ou le renvoi du Monsieur Météo de France 2 Philippe Verdier. Les stratégies éditoriales des chaînes n’évoluent pas vraiment. Seuls quelques projets ambitieux, comme celui d’une chaîne d’info sur supports numériques et le lancement d’une plate-forme rassemblant la création audiovisuelle française, semblent mobiliser Delphine Ernotte, qui affronte des contraintes financières lourdes, après que le gouvernement s’est opposé à un retour de la publicité après 20 heures et à une hausse de la redevance.

A Radio France, le fringant patron Mathieu Gallet a dû faire face à la grève la plus longue de l’histoire de la radio publique : vingt-huit jours d’un conflit tendu, du 19 mars au 16 avril, autour d’un plan stratégique contesté par les salariés. Au climat quasi insurrectionnel du printemps a succédé cet automne un calme apparent, grâce au travail d’un médiateur et d’une aide financière de l’État pour sortir du dossier de la réhabilitation de la Maison de la Radio. Si la fièvre a baissé depuis trois mois, rien ne garantit qu’elle ne se réactive pas, car les problèmes demeurent (20 millions d’euros d’économies à faire sur la masse salariale).

Réceptacle de nos affects blessés

Les audiences tombées en novembre ont en tout cas eu de quoi rassurer les équipes car elles consolident une stratégie éditoriale, surtout à France Culture (record d’audience de son histoire) et à France Inter (carton de La Matinale de Patrick Cohen, starisation réussie de ses jeunes recrues Léa Salamé, Augustin Trapenard ou Laurent Goumarre).

D’autres signes rassurants, comme le renouveau de la fiction hexagonale (Dix pour cent sur France 2) ou la reconnaissance d’émissions de débats exigeantes (28 minutes sur Arte) ont enfin fait de la télévision autre chose que le réceptacle de nos affects blessés et de nos terreurs tues : la possibilité d’échapper à la sidération par la création et la réflexion.

Jean-Marie Durand (extraits) – Les Inrocks – Source