BFMTV : le culte de l’événement permanent

Souvent décriée mais très populaire, la chaîne d’information en continu a pris une place prépondérante dans le paysage audiovisuel. Au point d’être devenue un acteur incontournable de la vie médiatique, politique et sociale en France.

BFMisation de la société… BFMisation de la vie politique… BFMisation de l’information… Quelle meilleure consécration pour une marque, un produit, une personnalité que de voir son nom entrer dans le vocabulaire courant ? La chaîne d’information en continu créée par Alain Weill a réussi en moins d’une décennie à imprégner le langage des politiques et des médias.

Selon son directeur général Guillaume Dubois, auteur de Priorité au direct (Plon, 2015), “l’acte de reconnaissance officielle du néologisme porte la date du 7 décembre 2013”, quand Le Monde publie en une son “Enquête sur la BFMisation de la vie politique”. La consécration pour une chaîne devenue incontournable.

Une récente étude menée pour le projet de chaîne publique d’information de la patronne de France Télévisions, Delphine Ernotte, “montre que BFMTV est pour les Français la chaîne qui incarne l’information, loin devant France Info ou lemonde.fr”. L’actualité récente est venue le confirmer. Avec les attentats de novembre, la chaîne a captivé en moyenne 3,6% du public, contre 2% habituellement – soit le double de sa concurrente directe I-Télé, elle aussi gratuite sur la TNT. Juste derrière TF1, France 2, M6 et France 3.

Après les attaques de janvier, le pdg se félicite des audiences…Article BFM TV

Le 14 novembre, au lendemain des attaques terroristes dans la capitale, pas moins de 25 millions de téléspectateurs se sont branchés à un moment de la journée sur BFMTV. Et le matin du 18 novembre, plus d’une personne sur quatre a suivi l’assaut de Saint-Denis, plaçant la chaîne devant TF1 et France 2, pourtant passées en édition spéciale.

Alain Weill s’est toutefois abstenu de publier via Twitter un message triomphal sur les audiences, comme il l’avait fait après les attaques de janvier 2015, avant de le retirer. Un tweet qu’il a qualifié de “maladresse” mais qui pour certains reste représentatif de la dérive d’une chaîne avant tout commerciale.

“BFMTV s’inscrit dans la continuité de la guerre ouverte entre les chaînes commerciales, comme quand M6 est venue concurrencer TF1 sur le terrain de la téléréalité”, déplore le philosophe Bernard Stiegler, directeur de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) du Centre Pompidou. Avec ses images en boucle, “elle prend un aspect fascinatoire en court-circuitant le temps de réflexion et satisfait nos pulsions, dont celle, scopique, qui nous pousse au plaisir de regarder”, poursuit-il.

“C’était épuisant, il fallait toujours chercher quelque chose à raconter”

Chez BFMTV, cela se traduit par une tendance au sensationnalisme, à la mise en scène des événements, à une parole donnée aux extrêmes… Ce qu’on appelle “la BFMisation”. Un des jeunes journalistes de la rédaction à son avis sur la question :

“Ce terme est péjoratif, mais la chaîne prend pour tout le monde. C’est normal : BFMTV a mis en place le modèle de l’information en continu et c’est aujourd’hui la chaîne la plus visible.”

“Le jour du lancement, je savais que BFMTV pourrait devenir n° 1 sur l’info car LCI, restée payante, avait un problème de distribution et le groupe Canal+ ne croyait pas à I-Télé”, relate Alain Weill. Malgré des moyens modestes – 70 journalistes et 15 millions d’euros de budget annuel –, BFMTV donne dès le départ priorité au direct, le leitmotiv du patron. “C’était épuisant, il fallait toujours chercher quelque chose à raconter”, dit une journaliste qui y a fait ses premières armes.

L’assaut contre Mohamed Merah en direct

Durant les premières années, la nuit et les week-ends sont exclus du direct. Avec quelques ratages, comme en février 2010 au moment de la tempête Xynthia. Pour Hervé Béroud, arrivé à la tête de la rédaction en septembre 2010, “faire de l’info nécessite d’avoir des moyens en permanence”.

En 2011, les printemps arabes ont tous éclaté un vendredi, jour de prière ; l’arrestation de DSK s’est produite en plein week-end. “Ces événements ont conforté le discours tenu par la direction, savoure-t-il. Un an après, l’antenne était opérationnelle sept jours sur sept.” La stratégie s’est avérée payante.

Premier point d’orgue en 2012, les 21 et 22 mars, avec la retransmission en direct depuis Toulouse de l’assaut de la police contre l’appartement du terroriste Mohamed Merah. Un événement suivi par trois millions de personnes.

En 2015, BFM compte 250 journalistes pour un budget de 55 millions d’euros. Suffisant pour alimenter une antenne qui tourne quasiment sans interruption. Au risque que “des bulles informatives voient le jour. Il n’y a pas d’événements nouveaux chaque seconde. C’est de la publicité mensongère”, estime le journaliste de Mediapart Hubert Huertas dans L’Effet BFM (UPPR, 2015).

“L’habillage, les jingles sont un peu anxiogènes et parfois hors sujet…”

Avec son flux ininterrompu d’infos, “la chaîne va forcément vers le plus tendu, le plus excitant, reconnaît un cadre. Mais elle ne fait pas plus de sensationnalisme qu’I-Télé. Après, il est vrai que l’habillage, les jingles sont un peu anxiogènes et parfois hors sujet…”

“Il faut avoir la culture de l’événement, le faire vivre. C’est la condition pour intéresser le public”, souligne Patrick Roger, qui a dirigé la rédaction de 2009 à 2010. BFMTV a acquis un véritable savoir-faire dans l’événementialisation de ses révélations et exclusivités.

Quand Jérôme Cahuzac, ancien ministre délégué au Budget accusé d’avoir des comptes à l’étranger, et Jérôme Lavrilleux, proche de Jean-François Copé qui a orchestré la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy avec la société Bygmalion, décident de passer publiquement aux aveux, ils choisissent ce média. Lors des attentats de janvier 2015 à Paris, BFMTV parvient à interviewer les terroristes traqués par la police.

Une femme cachée dans une chambre froide de l’Hyper Cacher

Cette chasse au scoop favorise aussi les dérapages, comme l’annonce erronée de l’arrestation de Merah en 2012. Ou la révélation à l’antenne qu’une femme est cachée dans une chambre froide de l’Hyper Cacher de Vincennes lors de la meurtrière prise d’otages du 9 janvier (voir l’extrait vidéo sur arretsurimages.net). Trois mois plus tard, cela vaut à la chaîne une plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui.

Depuis, “des procédures ont été mises en place pour vérifier l’impact des informations, pas seulement leur véracité”, précise Alain Weill. Lors des derniers attentats, BFMTV a affiché une certaine retenue. Au point d’obtenir un satisfecit du Conseil supérieur de l’audiovisuel.

“C’est vrai qu’on se plante parfois, reconnaît un cadre de la rédaction. Mais on continue à apprendre et ce qu’on a fait sur les attentats en novembre est différent de ce qu’on a fait en janvier. BFMTV fait globalement bien le boulot, avec de la rigueur sur le fond et sur la forme.”

Après la crise de l’après-9 janvier, les équipes et la direction se sont tout de même réunies pour en tirer quelques leçons. “Quand on est dedans, on n’a pas forcément le recul nécessaire, et il faut produire jusqu’à quatre sujets par jour, atteste un journaliste. Cela ne laisse pas trop de temps à la réflexion.”

L’actualité politique comme un feuilleton

L’autre terrain de prédilection de la chaîne, c’est la politique. Le pdg Alain Weill estime d’ailleurs que “l’élection présidentielle de 2007, où BFMTV a innové dans la couverture de la campagne électorale, a constitué l’examen de passage”. Avec l’organisation du débat Royal-Bayrou, puis un suivi quasi exhaustif des grands meetings, BFMTV a transformé l’actualité politique en un feuilleton qui a passionné jusqu’à cinq millions de téléspectateurs en cumulé.

“Avec les chaînes d’info, les politiques sont passés des JT du soir qui leur laissaient la journée pour préparer leur message à une ère d’information à tout moment et en direct”, analyse Valérie Lecasble, de l’agence de communication TBWA Corporate, ancienne directrice d’I-Télé.  Et l’omniprésence des équipes sur le terrain “pousse les responsables politiques à se déplacer dès qu’il se passe un événement.”

Parallèlement, le plateau TV se transforme en table ouverte – ce dont profitent surtout les lieutenants et les jeunes pousses des partis. “Les chaînes d’info ont ouvert des espaces médiatiques pour des politiques pas assez connus pour faire le JT de 20 heures, analyse la communicante. Emergent alors ceux qui apportent quelque chose de différent, avec le risque d’une radicalisation des positions.” Comme par exemple Geoffroy Didier et Guillaume Peltier, les tenants de la droite forte… Pour Hubert Huertas, il s’agit de “se donner en spectacle quotidiennement. Cette stratégie porte un nom : le storytelling.”

BFMTV = BFN ?

Depuis deux ans, BFMTV est régulièrement accusée de favoriser le Front national et le hashtag #BFN a fleuri sur les réseaux sociaux. Le 19 mars 2014, en pleine campagne pour les municipales, le CSA rappelle la chaîne à l’ordre pour une surreprésentation du parti de Marine Le Pen qui, entre le 10 février et le 14 mars, s’est vu accorder plus de 43 % du temps de parole politique. La direction s’en défend, expliquant que cela est lié au traitement des problèmes de candidatures au FN.

La dernière semaine avant le scrutin, elle compense tout de même et fait retomber le temps de parole à moins de 10,5 %. “Cette accusation est parfaitement injuste, le temps de parole est très surveillé. Nous ne favorisons et ne faisons la guerre à personne”, réplique un journaliste.

Avec le succès, la chaîne a progressivement attiré les ténors. Le 29 janvier 2012, BFMTV et I-Télé ont été conviées aux côtés de TF1 et France 2 à interviewer le président de la République Nicolas Sarkozy. Devenu chef de l’Etat, François Hollande s’est invité à la matinale de Jean-Jacques Bourdin le jour de ses deux années d’accession au pouvoir.

Jeunes journalistes ambitieux et vieux briscards

Une vraie reconnaissance pour une chaîne qui en a longtemps manqué car souvent jugée bricolée au départ et parfois sulfureuse aujourd’hui. “BFMTV a recruté beaucoup de jeunes journalistes sortant de l’école, témoigne l’une d’entre eux. On nous conseillait d’y aller car on pouvait toucher à tout.”

Comme il l’avait fait pour la radio RMC cinq ans plus tôt, Alain Weill a constitué une équipe de débutants ambitieux, avec quelques briscards ayant une revanche à prendre, comme Olivier Mazerolle et Ruth Elkrief. “Dans ce type de média pas encore installé, les équipes sont en mode conquête”, explique un ancien cadre de la rédaction.

Si quelques présentateurs vedettes créés par BFMTV ont été débauchés – Julian Bugier, Thomas Sotto, François Lenglet… –, le recrutement de signatures reste difficile. La chaîne souffre d’une image populaire et parfois populiste. Jean-Jacques Bourdin, star de RMC dont l’interview matinale est diffusée en simultané sur l’antenne TV, incarne cette aura négative.

“Plusieurs personnes dans la rédaction ont été dérangées à différentes reprises par ses sorties, pas toujours heureuses. Son interview de Roland Dumas le 16 février dernier a suscité quelques discussions entre nous.” L’animateur vedette avait demandé à l’ancien ministre de Mitterrand si Manuel Valls était “sous influence juive”. Une question qui vaudra une mise en demeure aux deux médias phare de NextRadioTV.

“BFMTV souffre de l’image de la radio, généralise un ancien membre de la rédaction. En 2010, une grande partie du service Sports a préféré partir plutôt que de passer dans le giron de RMC Sports.”

Les perspectives de la chaîne pourraient cependant s’obscurcir, à en croire ses dirigeants, inquiets d’une arrivée éventuelle de LCI et d’une France Info TV, qui frappent à la porte du marché des chaînes gratuites. “Sur deux chaînes d’info gratuites, seule BFMTV gagne de l’argent, explique Alain Weill. Avec quatre, toutes en perdront”, estime le pdg, qui menace de supprimer cent des quatre cents emplois actuels, en cas de feu vert donné aux postulants. Et voit derrière la manœuvre “une volonté politique de renforcer les groupes TF1 et France Télévisions, qui captent déjà 75% de l’audience, et de nous affaiblir, car BFMTV est indépendante.” Seule contre le système : un discours qui en rappelle d’autres.

Didier Si Ammour – Les Inrocks – Source