La laïcité semble bien redevenue subversive. Ceux qui s’en réclament et qui tentent de la faire respecter au sein d’un service public s’exposent aux pires désagréments. Samuel Mayol, directeur de l’IUT de Saint-Denis, en sait quelque chose.
Menacé de mort et agressé à plusieurs reprises pour avoir tout simplement appliqué la loi – en interdisant notamment qu’un local estudiantin d’un établissement public soit transformé en salle de prières -, lâché par la présidence de l’université Paris-XIII, il est l’objet d’une campagne de dénigrement. Traité de « bidouilleur », il se voit accusé, par un témoin ayant retrouvé la mémoire des mois après les faits, d’avoir lui-même placé des tapis de prière dans la salle en question, pour justifier une répression forcément islamophobe.
Le Comité laïcité et République lui a remis le Prix laïcité, dans les salons de l’Hôtel de Ville de Paris. Manuel Valls ayant annoncé sa présence à cette cérémonie, tout a été fait pour l’en dissuader. Au point que les invités ont bien failli recevoir leurs cartons après la remise du prix. Les bristols étaient bloqués par prudence, en raison d’une possible annulation de la présence annoncée du Premier ministre. Certains élus y travaillaient d’autant plus activement que la Mairie de Paris, hôte de l’événement, pouvait craindre de se trouver en porte à faux, elle qui fait face à un recours en annulation du montage alambiqué de l’Institut des cultures de l’islam, construit pour être en partie revendu afin d’accueillir une mosquée dans l’aile privée.
Manuel Valls tenant à l’Hôtel de Ville un discours appuyant le refus de laisser la religion entrer dans le service public, autant parler de corde dans la maison d’un pendu. Anne Hidalgo n’a certes fait qu’hériter d’une politique installée par Bertrand Delanoë : la Mairie de Paris apporte son soutien à toutes les fêtes cultuelles, certes sans sectarisme, du nouvel an juif au ramadan, en passant par le Noël chrétien et les célébrations bouddhistes. Une démarche plus œcuménique que laïque !
L’injure maurrassienne
Manuel Valls a tenu bon et s’est rendu à la remise du Prix laïcité, quitte à faire grincer quelques dents à l’Élysée comme à Matignon où s’affrontent deux conceptions socialistes de la laïcité. D’un côté, la fidélité aux combats historiques des républicains, et donc à la stricte application de la loi de 1905 séparant les Églises de l’État. De l’autre, l’idée d’une « laïcité ouverte », défendue notamment par Jean-Louis Bianco, secrétaire général de l’Élysée au temps de François Mitterrand et, depuis 2013, président de l’Observatoire de la laïcité.
La laïcité, selon Bianco, se confond avec la lutte contre l’exclusion, ce qui d’acceptation des différences en compromis apaisant conduit à céder sous la pression des cultes. L’ordre public ne serait pas troublé par le port de signes ostentatoires ou par les manifestations religieuses de rue, mais par l’acharnement des républicains attachés à la laïcité. Ceux qu’Edwy Plenel, le patron de Mediapart, n’hésite plus à qualifier de « laïcards », reprenant, toute honte bue, un terme injurieux sorti de la plume de Charles Maurras lui-même, lors des affrontements qui marquèrent l’entrée en vigueur de la loi de 1905.
Agressifs, les « laïcards » ? Les Inrocks, Libération et le site de l’Obs ont évoqué la remise du Prix laïcité sous un angle étrange : une journaliste turque, venue rendre compte de l’événement dans les salons de l’Hôtel de Ville, se serait vue stigmatisée au motif qu’elle portait un foulard. Edwy Plenel saute alors sur l’occasion pour dénoncer l’intolérance, qui désormais se trouverait dans le camp de la laïcité.
Une réflexion malvenue, proférée par une personne dans l’assistance lors de la remise du Prix laïcité, est donc montée aussitôt en épingle. Quelle belle occasion de diaboliser le Comité laïcité et République, en occultant au passage les agressions subies par le directeur de l’IUT de Saint-Denis. Mais la chasse aux « laïcards » étant ouverte sur les réseaux sociaux, on confondra toute organisation laïque avec le groupe intitulé Riposte laïque, qui est, lui, un faux nez de l’extrême droite.
Orwell n’est pas loin
Edwy Plenel joue en permanence d’un amalgame : la laïcité ne serait que «le cheval de Troie de la banalisation du racisme par nos élites ». Au point de reprocher aux médias l’emploi du mot « barbarie », à propos des crimes perpétrés par l’État islamique. Et d’asséner, en sollicitant quelque peu Montaigne, que « chacun trouve barbare ce qui n’est pas sa coutume ». Qu’importent les têtes coupées puisque «chacun est le barbare de l’autre ». Ce serait donc par pur racisme que l’on s’offusque, par exemple, du port du voile, qui pour Edwy Plenel n’est pas la marque de l’oppression subie par les femmes, mais la revendication légitime « d’une part de transcendance ».
Orwell n’est pas bien loin quand la soumission devient la revendication d’une part de transcendance. Les Femen sont donc soumises au modèle sexuel occidental, lorsqu’elles interrompent les discours violemment machistes tenus par des imams à Pontoise. Une élue socialiste du Val-d’Oise, Céline Pina, conseillère régionale d’Ile-de-France, ose à son tour critiquer la tenue, dans un espace public, d’une manifestation où l’on combat délibérément, au nom de la religion, l’égalité des femmes. Elle est aussitôt suspecte d’islamophobie et pour tout dire de racisme.
Le secrétaire de la fédération socialiste du Val-d’Oise réclame son exclusion. Rue de Solferino, Jean-Christophe Cambadélis calme le jeu, refuse l’exclusion de Céline Pina, mais se garde de trancher sur le fond. Le grand écart est douloureux pour le PS, à la veille d’élections pour le moins difficiles. La laïcité, telle que la défend officiellement Manuel Valls, ou une politique plus souple, dont Jean-Louis Bianco ne se prive pas de dire qu’elle permettrait à François Hollande de ne pas se couper de l’électorat musulman.
Les deux courants du FN
A la gauche du PS, l’affrontement est plus vif encore. Féministe et laïque, Caroline Fourest est devenue la bête noire, dénoncée sur tous les sites liés aux mouvements de jeunes des banlieues. Sa présence à la Fête de l’Humanité, sur le stand du Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon, avait provoqué des réactions violentes. Le carré des laïcs se réduit d’autant plus au sein du Front de gauche et d’EELV que ces organisations refusent de rompre tous liens avec les mouvements ouvertement identitaires et confessionnels. Il leur fallait bien suivre la Marche de la dignité, organisée le 31 octobre, pour marquer l’anniversaire de la Marche des Beurs de 1983 en même temps que celui des violences de 2005.
Concurrence oblige, le NPA s’est totalement aligné sur les mouvements les plus radicaux, même si Plenel a pu reprocher à ses anciens camarades d’avoir cédé à la pression anticléricale lorsqu’ils avaient renoncé à présenter une femme voilée aux élections. Le Front de gauche et EELV ne peuvent lui laisser le monopole des relations avec les mouvements des banlieues. Quitte à marcher derrière des cortèges comme celui du PIR, ou des femmes musulmanes revendiquant la dignité de porter le voile. Dans ce cortège, on pouvait lancer des slogans tels que « Je suis Charlie, on n’en veut pas ». Car ces organisations musulmanes qui revendiquent la dignité persistent dans l’accusation meurtrière à l’encontre de Charlie, qui ne serait victime que de ses propres blasphèmes.
La confusion règne d’autant mieux à gauche et, plus encore à la gauche de la gauche, que la droite et le Front national cherchent à capter la laïcité en la dénaturant. La plus grande manifestation rassemblant la droite et l’extrême droite, La Manif pour tous, s’opposant pourtant à toute conception laïque du mariage, en sommant la République de s’aligner sur les religions. Marine Le Pen avait soigneusement évité de se montrer, mais Marion Maréchal-Le Pen était de tous les cortèges, affirmant une conception de la vie publique qui ne laisse guère de place à la laïcité.
Deux courants s’opposent au sein du FN, mais ils se rassemblent pour avilir l’idée de la laïcité. Car leur conception n’est pas celle d’un Etat tenant fermement les religions à l’écart, tout en garantissant la liberté des cultes, mais bien la restauration d’une religion officielle. Ainsi Robert Ménard, maire FN de Béziers, a-t-il installé une crèche au cœur de sa mairie. Ceux qui alors protestaient contre l’intrusion de la religion chrétienne dans la maison commune étaient dénoncés comme des traîtres, piétinant l’identité nationale. Des « laïcards » bornés, une fois de plus ! Maurras retrouvait, cette fois, ses enfants légitimes.
Le Front national ne défend pas la République laïque, mais une France chrétienne, que les Lumières n’auraient pas profondément transformée. Une France qui ferait face à une invasion, comme le martèle Marine Le Pen, aurait donc une religion pour ennemie. Le FN ne défend pas la laïcité, il reste profondément attaché à une conception énoncée jadis par Jean-Marie Le Pen : « Le Front islamique du salut est légitime de l’autre côté de la Méditerranée, le Front national de ce côté. »
De fait, le FN demeure hostile à toute intervention de la France à l’étranger, quitte à laisser le champ libre aux islamistes radicaux, au Proche-Orient et en Afrique. Il capte seulement le terme de « laïcité », ce qui est, si l’on ose dire, pain bénit pour les chasseurs de « laïcards ». Dans un blog publié par Mediapart, le sociologue Main Bertho peut ainsi écrire : « On est passé à la promotion d’une laïcité punitive qui produit l’effet inverse de ce qu’elle annonce. On peut dire en effet aujourd’hui que le débat récurrent sur la laïcité dans lequel le FN est si à l’aise a pour effet majeur et massif une confessionnalisation généralisée de la question sociale et politique. »
La conception du FN et d’une partie de la droite est bien celle d’une confessionnalisation, renvoyant la France à une identité d’essence religieuse, enfermant tout ce qui vient d’outre-Méditerranée dans l’islam. Cependant, en créditant le FN d’être « à l’aise » sur des positions laïques, Alain Bertho diabolise tranquillement la laïcité et ses combattants. On ne saurait mieux rendre la laïcité répulsive qu’en allumant des guerres inutiles en son nom. Ainsi de la guerre du cochon, lancée par des maires de droite qui suppriment les repas de substitution.
La tradition laïque commande de ne pas pénaliser les enfants en raison des croyances et engagements de leurs parents. Et donc de ne pas opposer une contrainte alimentaire à une autre. En fait de laïcité, il ne s’agit jamais que d’une tambouille politicienne, qui complique inutilement la tâche des chefs d’établissement et permet l’amalgame entre laïcité et islamophobie.
Les cafouillages de sarko
La rivalité électorale prime sur les principes républicains. Mais il est vrai que les amis de Nicolas Sarkozy n’ont jamais été très à l’aise avec la laïcité. On se souvient des cafouillages de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, accélérant l’organisation de l’islam de France, quitte à le livrer pieds et poings liés aux plus intégristes. Comme de son étrange discours de Saint-Jean-de-Latran, où il affirmait la supériorité du prêtre sur l’instituteur. A chaque discours de Nicolas Sarkozy, les observateurs reconnaissaient la plume : Emmanuelle Mignon pour les saillies cléricales, Henri Guaino pour les proclamations républicaines.
L’ennui, c’est que l’on retrouve, de la même manière, deux tendances, deux influences auprès de François Hollande. De confusion en récupération, la laïcité républicaine n’a de cesse d’être défigurée. En l’associant strictement, comme le font Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen, à l’identité française, on permet à un Besancenot de l’associer au colonialisme, au mépris de l’histoire d’un système qui s’appuyait sur les chefs religieux pour encadrer les « indigènes ». Claude Askolovitch peut ainsi affirmer que la laïcité relève de l’archaïsme français, refusant de reconnaître la diversité de la France contemporaine.
L’inscription de la laïcité dans la Constitution est bien une des plus belles particularités de la France républicaine. Mais elle a ainsi constitué une référence pour d’autres pays, qui se sont émancipés de la tutelle religieuse. « La France ne donne plus le la du monde », assène encore Edwy Plenel. Elle ne l’a jamais donné, mais la laïcité dont elle fut pionnière a servi de référence à d’autres pays d’Europe, à commencer par l’Italie où, pour d’évidentes raisons, le combat a été particulièrement difficile.
La haine du peuple
L’ancien prêtre du culte de Mao, Alain Badiou va au-delà : la laïcité, expliquait-il dans un article-fleuve du Monde, est un « totem » de la France. Autrement dit, l’emblème d’une croyance primitive, ce qui lui permet de traiter par un souverain mépris tous ceux qui s’en réclament. A commencer, bien sûr, par ceux qui déifiaient le n janvier, après les attentats. Emmanuel Todd avait, le premier, renvoyé au racisme et à la France blanche les millions de manifestants qui ripostaient aux attentats dirigés contre les libertés laïques, celle des mécréants de Charlie, comme celle de tenir un commerce kasher ou halai. Todd, au fonds donne le sens de la chasse aux « laïcards » : la haine du peuple rassemblé dans la défense des libertés républicaines.
Le peuple ne peut avoir raison et, s’il défile massivement sous le mot d’ordre « Je suis Charlie », c’est que Charlie est louche. Le 11 janvier s’éloigne. Les amalgames peuvent revenir. Tous ceux qui défendent les valeurs de la France républicaine et laïque sont renvoyés aux nouveaux épouvantails dressés par les Inrocks, l’Obs et parfois même Libération.
Alain Finkielkraut étant devenu conservateur, tous ceux qui partagent son attachement à l’école laïque sont donc ipso facto conservateurs. Pour la dimension nationale, on agitera le spectre d’Éric Zemmour, qui n’est en rien laïc, lui qui salue, dans le Figaro Magazine, l’attachement de la Pologne et de la Hongrie à leur identité blanche et catholique. C’est que, pour mieux traquer la laïcité, il faut d’abord la défigurer, en s’appuyant sur ceux qui prétendent la défendre en la dénaturant !
Guy Konopnicki – Marianne N° 968 – Source
LA CONFUSION RÈGNE D’AUTANT MIEUX À GAUCHE QUE LA DROITE ET LE FRONT NATIONAL CHERCHENT À CAPTER LA LAÏCITÉ EN LA DÉNATURANT.